The Musée Social

Review: Beck on Horne (in French)

Janet R. Horne. A Social Laboratory for Modern France: The Musée Social and the Rise of the Welfare State. Durham and London: Duke University Press, 2002. xiii + 354 pp. Illustrations, tables, bibliography, index. $64.95 (cloth), ISBN 0-8223-2782-1; $21.95 (paper), ISBN 0-8223-2792-9.

Reviewed by Robert Beck, Université de Tours, France.
Published by H-Mediterranean (April, 2003).

Quiconque s'intéresse à l'histoire sociale de la France et étudie de plus près les périodes depuis la fin du XIXe siècle, entre inévitablement en contact avec une vénérable institution située à Paris, rue Las Cases: le Musée social. Cette institution, précieux support de nombreuses recherches, devient à son tour dans l'ouvrage de Janet Horne l'objet d'une étude historique, brillamment menée par cette chercheuse d'origine américaine. L'enquête s'appuie notamment sur les ressources des Archives nationales, ainsi que sur les archives de la Préfecture de Police, et sur les archives du Musée social lui-même. L'extrême richesse de la bibliographie dont l'ouvrage est pourvu, souligne encore l'étendue de cette étude.

Pourquoi une histoire du Musée social? Pour l'auteur, l'analyse de la fondation de cette institution, de son action et de ses influences avant 1914 met en question des convictions traditionnelles au sujet du retard que la IIIe République aurait pris dans la question sociale, et jette une nouvelle lumière sur les réalisations sociales de la République durant les années qui précèdent la guerre.

L'auteur revient alors à l'Exposition universelle de Paris en 1889, qui sert de scène à des hommes d'origines politique et religieuse différentes mais qui sont tous conscients de la nécessité de résoudre la question sociale, pour exhiber leurs conceptions de la réforme sociale. Cependant, il ne s'agit pas là des premières tentatives de réforme, et Janet Horne montre les tentatives antérieures, qui se sont toutes heurtées à la toute-puissance du libéralisme. Face à l'apparition de la question sociale, de nouvelles écoles de pensées se créent. Quelques-unes de ces premières institutions auront une influence déterminante sur le futur Musée social. Il s'agit de la philanthropie industrielle de Mulhouse, et de l'Ecole de l'Economie sociale de Le Play. Cette dernière développe en outre l'outil dont le Musée social fera une de ses armes la plus efficace, à savoir l'observation sociale pour scruter la nouvelle société industrielle, et pour trouver les "remèdes" nécessaires à ses maux. En même temps, il s'agit aussi de la construction d'une élite pour transformer la société, élite dont les membres pourraient transcender les divisions politiques pour remplir le rôle traditionnel des aristocrates au sein de leurs communautés. Ce modèle sera en effet valable pour le futur Musée social. Mais avant les années 1880, chaque tendance réformatrice pratique encore le quant-à-soi, alors que les ouvriers commencent à récuser le modèle paternaliste, imposé par des industriels philanthropes.

Les années 1880 changent le contexte. Le socialisme réapparaît sur la scène politique, y apportant ses propres réponses à la question sociale, qui se trouvent en opposition à celles de la République bourgeoise. Le modèle de la charité en revanche s'avère de plus en plus incompatible avec les nouvelles exigences de la société industrielle. C'est alors que certains, comme Charles Gide, commencent à se battre pour une politique sociale plus active du gouvernement républicain, alors que de plus en plus nombreux sont ceux qui refusent dorénavant les dogmes du libéralisme orthodoxe pour demander l'intervention de l'Etat. Mais au sein du Parlement, l'intérêt pour les questions sociales reste encore limité, ce qui oblige les réformateurs à se tourner vers des institutions non parlementaires afin de mobiliser l'opinion publique.

Des républicains libéraux, comme Emile Cheysson et Jules Siegfried, saisissent donc le contexte de la fin des années 1880 comme le moment propice à la réalisation de leur vision d'un nouveau contrat social pour la France républicaine. L'Exposition universelle de Paris en 1889 offre justement cette opportunité pour lancer le concept de ce qui, en 1894, deviendra finalement le Musée social. Les fonctions publiques, muséologiques et pédagogiques de cette Exposition inspirent directement les réformateurs républicains dans leur volonté de création du Musée social (dont le terme "musée" doit justement souligner la fonction pédagogique). Après de multiples réflexions et hésitations sur la forme à donner et sur le financement du futur Musée social, c'est finalement le comte Aldebert de Chambrun qui se déclare prêt à financer cette institution. Le Musée voit ainsi définitivement le jour, avec une triple mission: renforcer les réseaux de la vie associative, inciter une élite "illuminée" à chercher activement des solutions à la question sociale, et rassembler une large documentation sur les mouvements sociaux en France et à l'étranger. Les fondateurs du Musée, inauguré officiellement le 25 mars 1895 en présence du président du Conseil, A. Ribot, de son ministre du commerce et de l'industrie, A. Lebon, de Léon Bourgeois, mais aussi d'Armand Peugeot comme représentant du patronat, ont ainsi comme objectif la transformation de la France en une République sociale.

Grâce à la participation des hommes du Musée social aux divers réseaux d'échanges sur la question sociale, ils deviennent les interprètes français d'un mouvement de réforme qui touche tous les pays industrialisés, et qui se situe au-delà des différences sociales, politiques, voire nationales. Il s'agit de repenser les relations entre l'individu et l'Etat dans la société industrielle. A la même époque, des hommes comme Emile Durkheim commencent aussi à s'interroger sur les bienfaits d'un marché totalement libre et n'agissant que selon ses propres règles. Tout en défendant la propriété privée et la liberté individuelle, ces penseurs contestent les excès du capitalisme industriel. De nouvelles conceptions comme le "solidarisme" cher à L. Bourgeois apparaissent, inventant ce que J. Horne préfère appeler un "libéralisme social."

Le Musée social constitue alors la vitrine de la transformation de la pensée sociale. En tant qu'institution "hybride," mi-privée, mi-publique, il se situe à l'intérieur d'une sphère para-politique, aux marges du gouvernement, des formations politiques traditionnelles, de l'industrie, de la philanthropie. Il est à la fois le produit de réseaux réformateurs déjà existants, et l'initiateur de nouveaux. Mais les responsables de Musée refusent l'adoption d'une plate-forme spécifique à leur institution, tout en choisissant sa "section de recherche" comme unité de base, ce qui lui permet de formuler des recommandations politiques s'appuyant sur ses résultats.

Le Musée social est identifié avec quatre réseaux dont la distinction n'est pas toujours commode. Il s'agit des membres de l'Ecole de Le Play, comme E. Cheysson et Georges Picot. Il s'agit ensuite des catholiques sociaux, comme le militant corporatiste A. de Mun et l' "abbé démocrate" Lemire, dont une grande partie garde ses conceptions antirépublicaines. Tous ont en commun la conviction de la nécessité de plus d'intervention de l'Etat dans les questions sociales. Les protestants sociaux (dont Jules Siegfried, le premier président du Musée), fortement influencés par Charles Gide, forment le troisième groupe, et finalement ce sont les adeptes du "solidarisme" qui représentent le quatrième groupe. Tous ont le même objectif, celui d'une République conservatrice, de la prospérité industrielle et de la paix sociale.

Le Musée social devient alors très vite l'institution non-gouvernementale la plus importante du pays pour l'observation de la vie industrielle. Ses sections de recherche et de consultation analysent alors les formes d'expérimentations pour améliorer la situation sociale à la fois en France et à l'étranger. L'objectif du Musée consiste en effet à générer un débat "documenté" au sein du public. C'est sa section de recherche qui rassemble une documentation d'une richesse énorme, concernant les conditions de travail, les législations etc., à la fois en France et dans les pays étrangers. La bibliothèque du Musée jouit également de très riches collections, entre autres grâce à des donations, par exemple à celle de l'anarchiste Jean Grave! Elle propose donc une documentation surprenante pour une bibliothèque d'un institut fondé par des républicains les plus conservateurs. Ainsi devient-elle un des centres de documentation sociale les plus importants d'Europe, mais également un salon de rencontre, qui reste ouvert même les samedis et dimanches pour permettre l'accès aux ouvriers. Un service de consultation doit répondre aux questions portant sur les coopératives, les assurances, le mutualisme, etc. Ces questions viennent aussi bien des patrons que des syndicats. Le Musée fait connaître aussi les résultats de ses recherches à travers de nombreuses publications. Des conférences publiques complètent finalement ce programme pédagogique.

Le Musée, en tant qu'institution, s'octroie une neutralité absolue dans les questions politiques. Jamais il ne prendra position lors de l'Affaire Dreyfus, même si le comte Chambrun se déclare contre tout antisémitisme au sein du Musée.

Les objectifs des membres du Musée sont d'assurer la paix sociale, de consolider la République conservatrice, et, grâce aux recherches menées, de conforter leurs propres théories. Or, ces recherches vont parfois plutôt dans le sens des théories socialistes! Le combat du socialisme est pourtant, malgré toute neutralité politique déclarée, un des objectifs majeurs de certains responsables, surtout de ceux qui sont issus du catholicisme social (Cheysson, Picot). Aux yeux de certains milieux, le Musée social devient alors une simple machine de propagande antisocialiste. Ce fait, ainsi que l'affiliation à l'Ecole de Le Play, sont responsables de l'image conservatrice que de nombreux historiens ont gardée de cette institution jusqu'à nos jours. J. Horne montre cependant que les positions au sein du Musée ne sont pas aussi uniformes par rapport aux changements du paysage politique de la France de la Fin-du-Siècle. Sans partager entièrement leurs conceptions, quelques membres du Musée social s'approchent au sujet de certaines questions des positions socialistes, au point que des protagonistes d'un libéralisme absolu les accusent de "socialisme gouvernemental." Des rencontres entre membres du Musée et représentants du mouvement ouvrier ont lieu, favorisées par l'hospitalité de la bibliothèque (que fréquentent aussi Lénine et Trotski lors de leur séjour à Paris). C'est surtout Léon de Seilhac qui s'avère être la cheville ouvrière de nombreux contacts, grâce à son esprit ouvert face aux idées du socialisme, et grâce à la confiance dont il jouit au sein du mouvement ouvrier. Il fait partie de ceux au sein du Musée qui considèrent l'existence de syndicats ouvriers comme une nécessité absolue pour le monde du travail. On pourrait aussi citer Raoul Jay pour qui le socialisme britannique des Webb propose une voie à suivre. L'image traditionnelle d'un Musée social investi par un catholicisme conservateur ne semble pas résister à l'analyse de J. Horne.

Pour promouvoir des réformes et trouver une nouvelle organisation du travail, les idéologues du Musée ont recours au mutualisme et au mouvement des sociétés de secours mutuel, le mouvement social le moins connu en France, car il leur semble proposer une structure alternative et complémentaire pour l'organisation du travail. Pour Cheysson, par exemple, le mutualisme est compatible surtout avec l'ordre social. Pendant tous les débats avant 1914, réformateurs et mutualistes vont insister sur les bénéfices moraux et économiques du mutualisme.

Jusqu'en 1914, le Musée jouera un rôle important dans la mise en œuvre de la législation sociale balbutiante de la République, ainsi que dans les débats autour de la question cruciale du rôle de l'Etat. Cette importance s'explique par sa section de recherche et par son caractère para-politique. Mais les membres du Musée participent aussi activement aux débats concernant l'urbanisation pendant les dernières décennies avant 1914. S'appuyant sur le discours médical et hygiéniste sur la surpopulation des villes, l'entassement des populations ouvrières, le spectre de la tuberculose, ils prennent part aux discussions sur le meilleur habitat, les espaces verts et l'aménagement urbain en général. Jules Siegfried est responsable en 1894 du vote de la loi sur les habitations à bon marché. Cette loi est la conséquence de la création, en 1889, de la Société française des habitations à bon marché, composée en grande partie de futurs membres du Musée. Le grand objectif de J. Siegfried est alors la propriété ouvrière du logement, liée à celle du jardin--meilleur moyen de moralisation de l'ouvrier en l'empêchant d'aller au cabaret--noble argument, certes, mais derrière lequel apparaît le vrai visage de la plupart de ces réformateurs: la réforme sociale, avec ou sans aide de l'Etat, doit cimenter l'ordre social et le pouvoir de la bourgeoisie. Finalement, ici perce, à nos yeux, la vraie conception de la plupart réformateurs. On peut se demander finalement, si l'image conservatrice du Musée est vraiment aussi peu justifiée que le dit J. Horne?

Pour répondre finalement à la question principale de cet ouvrage: l'existence du Musée social constitue la preuve d'un retard beaucoup moins prononcé de la République dans la question sociale. Au contraire de l'Allemagne, où une législation sociale est imposée du haut par Bismarck, elle est, en France, le résultat d'un compromis, certainement pas toujours très satisfaisant. Ce compromis est à son tour la preuve de l'existence d'une réflexion et d'un processus de négociation en cours entre l'Etat et la société civile--avec le Musée social comme cheville ouvrière. Or ce dialogue se trouve à la base du futur Etat--Providence. Espérons alors qu'il y aura bientôt une traduction française de cet ouvrage sur une des institutions élémentaires de l'histoire sociale de la France.

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