Il y a plus de cinquante ans, Maurice Duverger pouvait écrire que « la plupart des études relatives aux partis politiques s’attachent surtout à l’analyse de leurs doctrines. Cette orientation découle de la notion libérale du parti qui le considère avant tout comme un groupement idéologique » (Duverger, 1981, p. 19). Aujourd’hui, force est d’admettre que ce constat n’est plus valable. Une autre approche, marquée par la référence weberienne et schumpeterienne (Offerlé, 2010), s'est progressivement imposée. L'étude des partis s'est alors davantage focalisée surla dimension « entrepreneuriale » des partis ou sur les processus de construction des organisations (Sawicki, 2001, p. 191-192). Face aux approches privilégiant l'explication de la réalité partisane ou militante par les « idées », de nombreux travaux (Pudal, 1989 ; Gaxie, 1993) se sont attachés à l'étude des pratiques et des propriétés sociales des acteurs (dirigeants et militants de parti, de syndicats ou d’associations, sympathisants, électeurs) et ont privilégié l’analyse des logiques organisationnelles, des relations entre l’organisation et son environnement social, des raisons individuelles et collectives de l’engagement ou encore des répertoires d’action. Ce « tournant sociologique » a été heuristiquement fécond, en permettant notamment de « mettre à distance les représentations doxiques de la démocratie représentative qui réduisaient la compétition électorale à la confrontation de visions du monde portées par des organisations partisanes et d’après lesquelles s’orienterait le vote des électeurs » (Belorgey et al., 2011, p. 5). Il a eu néanmoins pour effet un désinvestissement de l'étude de l'activité de production idéelle (idéologique, doctrinale ou programmatique) comme objet de recherche (Dézé, 2007 ; Belorgey et al., 2011).
Nombre de travaux en histoire, sociologie et science politique apportent bien sûr des éléments essentiels pour comprendre la place des idées en milieu partisan, sans pour autant que cela soit leur objet central. Plusieurs enquêtesontainsi fourni des éléments précieux pour comprendre comment la réflexion doctrinale a été dévalorisée sous l'effet d'un mouvement de professionnalisation et de notabilisation des élites partisanes(Lefebvre et Sawicki, 2006 ; Bachelot, 2008 ; Pudal, 2009 ; Rioufreyt, 2012). Le développement de l’expertise au sein des appareils partisans participe par ailleurs d'un processus de redéfinition des activités militantes et des formes organisationnelles. Ces analyses de cas partisans rejoignent d'autres enquêtes attestant d'une « professionnalisation » des organisations (Gallet, 2002), d'une division accrue du travail militant (Willemez, 2003), voire parfois d'une substitution du « militantisme ouvrier » par un « militantisme de dossier » (Ollitrault, 1996). Certains travaux portent davantage sur la circulation des acteurs et des idées entre le champ intellectuel et d'autres univers comme le champ politique, le syndicalisme ou l’espace des mouvements sociaux (Mathieu, 2012).La sociologie des intellectuels s’intéresse depuis longtemps à l’étude des modes d’engagement intellectuels jusqu'à en faire l'un de ses objets canoniques : intellectuels dreyfusards (Charle, 1990), écrivains (Sapiro, 1999) ou philosophes (Fédérini, 2006) qui s'engagent dans le débat ou l'action politique mais aussi intellectuels organiques, à l'instar des intellectuels communistes (Matonti, 2005)ou des intellectuels syndicaux (Defaud, 2009). De même, certains travaux de sociologie de l’action collective ont étudiéles usages des discours savants dans le militantisme (Ollitrault, 1996 ; Hamman et al., 2002 ; Mouchard, 2009) en particulier sous la forme de l’expertise ou de la contre-expertise militante et la manière dont celles-ci contribuent à la recomposition contemporaine du répertoire d’action des mouvements sociaux.
Reste que, comme l'observent fort justement les contributeurs du numéro de Sociétés contemporaines consacré aux « Théories en milieu militant » : « Qu’ils portent sur l’intervention des intellectuels dans le débat public ou sur la réponse d’un expert à une commande politique, ces travaux privilégient donc le plus souvent le point de vue d’agents investis du statut d’intellectuel ou d’expert et extérieurs à l’espace militant, mais qui vont néanmoins intervenir au sein de celui-ci en sortant de leur espace professionnel d’appartenance. Et même lorsque ces études portent davantage sur les appropriations des savoirs experts par les militants, ils n’entrent guère dans les contenus de ces savoirs et les appréhendent le plus souvent à travers leur fonction légitimatrice. » (Belorgey et al. 2011, p. 11) Face à ce constat, on assiste néanmoins depuis quelques années à un certain renouvellement dans la manière dont la sociologie et l'histoire des partis politiques traitent la question des idées. L'étude de la genèse de la forme « programme » (Offerlé, 2010 ; Fertikh et al., 2016), l’approche en termes d'« entreprises culturelles » (Sawicki, 2001) ou d'« entreprises doctrinales » (Dézé, 2007) constituent ainsi autant de contributions importantes. L'histoire des partis révèle également un intérêt accru pour l'étude des idées (Fulla, 2016). Par ailleurs, l'histoire sociale des idées politiques dont les premiers développements programmatiques ont vu le jour dans les années 2000 (Pudal, 2006 ; Matonti, 2012) a donné lieu à une série de recherches empiriques sur le rôle des idées dans ou autour des partis (Tournadre-Plancq, 2006 ; Hauchecorne, 2011 ; Belorgey et al., 2011 ; Rioufreyt, 2012 ; Fertikh, 2012 ; Nikolski, 2013). À la croisée de ces différentes approches et disciplines, ce colloque se veut donc une contribution à la constitution d'une véritable histoire sociale des idées en milieu partisan.
Axes thématiques
Ce colloque sera construit autour de trois grands axes qui renvoient à trois problématiques : Quel(s) rôle(s) et quelle valeur les acteurs partisans attribuent-ils aux idées ? Comment les idées politiques sont-elles produites en milieu partisan ? Quelles sont les idées produitesou qui circulent dans le Parti ou à ses marges ?
Axe n° 1 : Les usages des idées en milieu partisan – rôle(s) et valeur
Le premier axe interroge les usages que remplissent les idées en milieu partisan, ce qui revient à se demander : À quoi servent les idées aux yeux des dirigeants et des militants ? Cela peut couvrir une large gamme de possibles : légitimer l’action du gouvernement lorsqu'on est aux affaires ou la critiquer lorsqu'on est dans l'opposition ; produire une identité collective, un « nous partisan » ; se distinguer et s’opposer à un concurrent ou un adversaire politique ; justifier un changement de prises de position, etc. La question des usages est par ailleurs indissociable de celle de la valeur : quelle valeur accorde-t-on aux idées au sein du Parti et quelles idées sont valorisées ?Dans cette perspective, l'analyse desregistresde l'intellectualitémobilisés par les acteurs s'avère très fécond.Véritables grammaires de l'action, ces registres déterminent le type d'idées valorisé ainsi que la valeur accordée à la réflexion théorique dans l'économie générale des pratiques partisanes. De manière non exhaustive, on peut ainsi dégager quelques registres susceptibles d'éclairer l'usage et la place conférée aux idées en milieu partisan : 1) le registre de l'opinion où la valeur d'une idée dépend de l'estime du plus grand nombre ; 2) le registre tactique-stratégique dans lequel la valeur d'une idée dépend moins de sa pertinence que de son efficace politique : fédérer un courant, jouer un coup contre un concurrent, mobiliser l'électorat, etc. ; 3) le registre idéologique fondé sur la primauté des idéaux et interprétant l'action politique comme une praxis, i.e. une pratique adossée à une réflexion théorique ; 4) le registre de l'expertise, où la valeur d'une idée est déterminée par son efficacité opératoire et l'activité politique appréhendée comme résolution de problèmes techniques1.
Axe n° 2 : Les processus de fabrication/appropriation des idées en milieu partisan
Le second axe porte surlesprocessus concrets par lesquels les acteurs partisansfabriquent les idées au sein du parti et/ou s'approprient et traduisent des idées produites en dehors. L'approche processuelle renvoie à trois questions qui devront être traitées conjointement par les communications. La première question renvoie au qui : Qui produit les idées partisanes ? Qui élabore les textes qui définissent la doctrine et les programmes ? Qui anime le débat intellectuel ? Bref qui sont les intellectuels du Parti ? Il s'agit bien sûr d'établir l'identité de ces acteurs mais aussi et surtout leurs propriétés sociales. Car l'intellectualité n'est ni une catégorie socio-professionnelle homogène ni un type de rapport entre savant et politique unique mais une fonction. Elle n'est donc absolument pas réservée aux universitaires. Certains responsables politiques de premier plan et militants autodidactes révèlent des dispositions à l'intellectualité.Dès lors y a-t-il une évolution dans le profil social, le vivier de recrutement et la carrière des intellectuels dans et autour du Parti ? De même, l'intellectuel ne se réduit pas à un mode d'engagement, un rapport entre savant et politique unique ; de l'intellectuel organique à l'expert en passant par le compagnon de route, s'esquisse tout un continuum de positionnements intellectuels possibles (Sapiro, 2009). Dès lors quelle place le Parti accorde-t-il et quel rôle leur confère-t-il ? Quel type de dispositions intellectuelles, au niveau individuel, et d'organisation du travail intellectuel, au niveau collectif, sont valorisés dans le milieu partisan et quelles évolutions peut-on observer ?
La seconde question renvoie au où : d'où viennent ces idées ? Dans quels lieux sont-elles produites ? Sont-elles élaborées au sein d'instances internes du Parti ou bien la production des idées partisanes s'est-elle externalisée au profit de clubs, de fondations ou de think tanks extérieurs ? Et si tel est le cas, cette externalisation est-elle si nouvelle ? N'est-ce pas là succomber à un effet de nouveauté et oublier ces groupements qui, comme les clubs ou les revues dans les années 1950-60, ont joué un rôle majeur dans la rénovation intellectuelle de la gauche non communiste ? De même, comment sont diffusées les idées qu sein du Parti ? La formation doctrinale des militants dans les Écoles du Parti (Ethuin, 2003) ou les universités d'été, les revues intellectuelles de parti, les cercles de lecture constituent autant d'instances jouant ce rôle. L'approche en termes de milieu partisan (Sawicki, 1997) permet ainsi de saisir les instances de production et de diffusion idéelle au sein (secrétariats nationaux aux idées, revue intellectuelle du parti, Écoles de parti), à la marge (clubs para-partisans, revues de courant, etc.) ou à l'extérieur du Parti (clubs, think tanks, fondations politiques, syndicats, Université, etc.).
La troisième question porte sur le comment : quelle forme prend l'appropriation des idées en milieu partisan ? À travers quels formes sociales et registres sociodiscursifs la production ou l'importation des idées opèrent-elles au sein du Parti : traduction de documents en langue étrangère, réunions de commission d'experts, préface à un essai, référence à un auteur, commentaire, citation, invitation d'intervenants extérieurs, conférences, etc. ? De même, quelles opérations sociales président à la traduction des idées en milieu partisan ? L'enrôlement de références intellectuelles extérieures nécessite ainsi tout un travail de sélection, de marquage (Bourdieu, 2002, p. 4) : insertion dans une maison d’édition et une collection, traduction, adjonction d’une préface, couverture, etc. D'autres formes de circulation sont au contraire le produit d'un véritable travail d'intéressement d'intellectuels à destination du champ politique. Il s'agit donc de saisir le travail social par lequel certains acteurs participent à la vie idéelle dans le milieu partisan ainsi que les compétences et les savoirs-faire qu'ils mobilisent pour ce faire.
Axe n° 3 : Les représentations. Formes et contenus
Le troisième et dernieraxes'intéresseauxreprésentations des acteurs partisans : Que pensent-ils ? Quelle est leur vision du monde ? Quelles sont leurs croyances, leurs valeurs, leurs références intellectuelles ? Il s'agit d'« entrer dans le vif de la chair discursive » (Lahire, 2007, p. 115) pour s'intéresser non seulement aux usages et aux processus d'appropriation mais également à leur contenu. Différents types d'idées pourront être ainsi abordées : idéologies, doctrines, programmes, etc. Dans cette perspective, l'histoire sociale des idées politiques viseà dépasser l'aporie internalisme/externalisme en appréhendant les idées non comme de simples discours sur la réalité mais comme des pratiques à part entières, inscrites dans des stratégies et ayant des effets pratiques. La transposition de la théorie des actes de langage à l'histoire des idées par Quentin Skinner (Skinner, 2002) ou encore la « science des œuvres » de Pierre Bourdieu (Bourdieu, 1994) constituent ainsi de ressources théoriques pour appréhender les idées comme des pratiques sociales. L'une des raisons de l'abandon de l'étude des idées en milieu partisan est sans aucun doute la difficulté à étudier les idées, par définition immatérielles, à en objectiver la présence et les évolutions. C'est pourquoi leur analyse se réduit bien souvent à une forme de bricolage improvisé, se réduisant à l'examen des programmes, des discours des leaders et des textes de congrès (Dézé, 2007). Dans cette perspective, les communications mobilisant les méthodes d'analyse de discours ou d'analyse de contenu pour étudier les idées partisanes seront les bienvenues.
L'histoire sociale des idées politiques a connu ses premiers développements en science politique et dans le cadre d'enquêtes portant principalement sur des terrains ouest-européens et nord-américains. Néanmoins le colloque se veut résolument ouvert aux communications portant sur d'autres aires culturelles et/ou provenant des autres sciences sociales (histoire, sociologie, sociolinguistique, sémiologie, anthropologie, etc.). De même, le Comité sera particulièrement sensible aux communications cherchant à articuler travail empirique de terrain, réflexivité méthodologique et réflexion théorique.
Modalités pratiques d'envoi des propositions
Les propositions de communication doivent être déposées au plus tard le 16 janvier 2017 sur le site du colloque à l'adresse URL suivante : https://ideespartis2017.sciencesconf.org/. Concernant les exigences formelles et ayant trait au contenu, vous trouverez tous les détails sur le site à la page « Recommandations aux contributeurs ».
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Envoi des propositions de communications : 16 janvier 2017
- Notification acceptation/refus : 20 février 2017
- Envoi des communications : 15 mai 2017
- Dates du colloque : 23-24 mai 2017