Travail en temps de guerre (XIXᵉ-XXᵉ s.) - Travailler en conflit et en sortie de conflit (French)
Journées d'études à l'Université de Tours, les jeudi 27 et vendredi 28 novembre 2025
L'industrialisation des sociétés a transformé en profondeur les mondes du travail et des armées. Les guerres elles-mêmes se sont industrialisées et ont, par à-coups successifs, changé d'échelle depuis le milieu du XIXe siècle. Les guerres de Crimée (1853-1856) puis de Sécession (1861-1865) ont été les premiers conflits à reposer sur l'action d'armées mécanisées : canonnières plus puissantes, pièces d'artillerie d'un calibre plus conséquent, locomotives plus performantes sont autant de produits industriels qui ont permis ce changement d'échelle.
Dans ce contexte d'industrialisation à la fois des sociétés, de leurs économies et des guerres, il devient alors nécessaire de comprendre comment les conflits armés bouleversent les mondes du travail. La mobilisation des travailleurs a toujours occupé une place centrale dans l'histoire des conflits contemporains, en particulier dans les études de la Première et de la Seconde Guerre mondiale. Cette histoire est depuis plusieurs décennies sortie du simple récit de la mise au service de l'appareil productif et industriel en vue d'un effort de guerre et a laissé place, notamment à partir des années 1980 et 1990 à une histoire sociale et politique prêtant attention aux mouvements syndicaux, au travail à l'arrière comme au travail en contexte d'occupation, et aux recompositions sociales qui en ont découlé.
Sous l'effet des approches transnationales, des travaux sur les empires coloniaux et des études de genre, de nouvelles perspectives se sont ouvertes dans ce champ d'études. Une attention nouvelle a été portée aux acteurs (main-d'œuvre féminine, mais aussi travailleurs racisés sur les fronts européens, contribution des travailleurs coloniaux à l'économie de guerre globale, etc.) et leur agentivité, explorant tant les stratégies individuelles que collectives. Si l'étude du travail forcé a été centrale dans l'approche des régimes nazis et soviétiques en guerre (Bonwetsch, 1993; Plato, Leh & Thonfeld, 2010; Westerhoff, 2012), des mises en lumière du travail contraint dans les empires coloniaux ont permis - avec profit - de dresser des ponts entre les théâtres européens et les empires coloniaux français et britanniques, sortant ainsi du seul cadre occidental (Tiquet, 2019; Stanziani, 2020). Cette extension des horizons pourrait être appliquée à d'autres espaces et conflits, comme l'ont esquissé de premiers travaux sur la guerre de Sécession américaine (Lause, 2015; Zonderman, 2021) ou la guerre du Vietnam (Foner, 1989; Sears, 2010).
Les renouvellements historiographiques récents ont également invité à considérer que le travail en temps de guerre ne saurait se réduire à la production directement liée à l'économie de guerre, pas plus qu'aux seules formes rémunérées d'activités productives. Le travail industriel ne peut de fait exister sans le travail agricole, le travail domestique et reproductif, ou encore les activités administratives, essentielles à la conduite des guerres modernes.
Cette définition large du travail en temps de guerre est d'autant plus cruciale que les armées de la fin du XIXe et du XXe siècle sont pour beaucoup des armées de conscription. La mobilisation large d'une grande partie des hommes de la population active, y compris dans les armées qui reposent sur le volontariat, perturbe fortement les mondes du travail des nations belligérantes et oblige les gouvernements à répartir les hommes autant que les moyens.
Pour mieux saisir la complexité des liens entre travail et guerres, il est donc nécessaire d'adopter une vision la plus englobante possible, que ce soit du point de vue de la typologie des guerres, puisque ni les guerres civiles, ni les guerres de basse intensité ne sont exclues de la réflexion, ou de l'espace géographique. En variant les échelles, il sera ainsi possible de mêler les réflexions portant sur les espaces européens, coloniaux, non européens, ainsi que de déplacer la focale entre les différents espaces d'une société en guerre : front, arrière, métropole, colonies, théâtres périphériques.
Enfin, cette approche vise à s'inscrire dans une démarche interdisciplinaire, faisant appel aux apports de l'histoire – en particulier d'une histoire sociale de la guerre dont les objets d'étude excèdent la seule sphère militaire – mais aussi de l'économie et de l'économie politique. La volonté de s'intéresser aux acteurs ordinaires de ces conflits implique de mobiliser les apports de la sociologie du travail. En outre, les réflexions incluront des enjeux étudiés par la science juridique, tant le monde du travail durant les conflits fait l'objet d'innovations afin d'inclure les individus dans des statuts exceptionnels pour mieux encadrer en droit leur participation à l'effort de guerre.
4 axes problématiques seront proposés afin de structurer le déroulement des journées d'études
Optimiser la main-d'œuvre en temps de guerre
Un premier axe entend inscrire les réflexions sur le travail en temps de guerre sous l'angle de l'allocation des ressources humaines en fonction des besoins respectifs, et potentiellement concurrents, des sphères civile et militaire. Cette étude de l'optimisation du "capital humain" conduit à interroger le travail sous l'angle d'une mobilisation de la main-d'œuvre, qui peut alors être soustraite à l'armée de conscription, sous des régimes juridiques particuliers, mais aussi passer par la mobilisation d'autres catégories de travailleurs : étrangers, coloniaux, prisonniers, femmes, etc.
Les questions de mobilisation de la main-d'œuvre prennent une dimension particulière dans les espaces dits périphériques, notamment extra-européens, où elles s'effectuent selon des méthodes coloniales, en décalage avec les cadres et les pratiques en vigueur dans les métropoles.
Le travail lors des transitions de la paix vers la guerre et de la guerre vers la paix
Un deuxième axe portera une attention renforcée au monde du travail dans les temps de transition de la paix vers la guerre et de la guerre vers la paix. Ces moments charnières, par les reconfigurations et ajustements qu'ils supposent, permettent d'interroger les permanences du travail et ses transformations dans le contexte extra-ordinaire de la guerre. Si les recompositions des secteurs professionnels après les guerres ont commencé à être interrogées, renverser la perspective pourrait être d'autant plus fructueux en se demandant comment les mondes du travail ont pu être préparés - ou pas - aux conflits. Les continuités du travail entre les temps de guerre et de paix seront ainsi interrogées. Des études "par en-bas" permettraient aussi de mettre en perspective les éventuelles transformations dans les identités professionnelles apportées par les conflits, que ce soit positivement par le réemploi de compétences et savoirs acquis sous statut militaire, ou négativement par le problématique reclassement des soldats, notamment des blessés.
Mobilisations sociales, travail et conflits
Un troisième axe sera consacré aux effets qu'ont les conflits sur les mobilisations et les luttes sociales, qu'ils en soient les accélérateurs ou qu'ils aient au contraire pour effet de les neutraliser. L'évaluation du rôle des ouvriers et paysans dans des processus révolutionnaires qui prennent la forme de guerres civiles (Russie, Espagne) permet d'interroger la porosité entre mobilisation sociale et lutte armée. D'autre part, les guerres modernes, en ce qu'elles mobilisent massivement les mondes du travail, suscitent des attitudes diverses des organisations ouvrières, entre participation à de temporaires « unions sacrées » et opposition à des conflits perçus comme contraires aux intérêts des travailleurs. En particulier, ce que la guerre fait à la cohésion des mondes du travail et à leur mobilisation sociale est une problématique qui traverse l'ensemble de la période, selon des logiques sans cesse recomposées. Plus globalement, on s'intéressera à la question de la répression des mouvements sociaux durant les conflits armés.
Genre et travail durant les conflits
Un quatrième axe proposera de s'intéresser à ce que les guerres font aux normes de genre telles qu'elles s'expriment dans le travail. Souvent présentées comme des moments de féminisation de la main-d'œuvre pour "remplacer" les hommes partis au front, les guerres ont également été des moments de renforcement des stéréotypes de genre dans le monde du travail. Si du fait de l'absence des hommes, les femmes ont pu accéder à de nouveaux types d'emploi, de nouveaux espaces professionnels et de nouvelles activités, elles ont souvent dû les rendre dans les après-guerres. De plus, le travail des femmes durant les conflits s'est également effectué au sein d'espaces traditionnellement féminins et a même renforcé certains imaginaires sociaux liés au travail des femmes. Il s'agira donc, au travers des reconfigurations des mondes du travail, de mettre en évidence les formes nouvelles de masculinités et de féminités que créent les conflits armés ainsi que les réalités, nouvelles ou non, du travail des femmes en temps de guerre.
Modalités de participation
Les journées d'études se tiendront les jeudi 27 et vendredi 28 novembre 2025 à l'université de Tours. Les frais de déplacement et d'hébergement seront couverts par l'organisation.
Ces journées mettront en dialogue des articles d'un maximum de 50 000 signes (notes et espaces compris) partagés au préalable avec les participant·e·s (début novembre 2025), en vue de leur soumission ultérieure à une revue à comité de lecture dans le cadre d'un dossier thématique.
Nous invitons les personnes désireuses d'y contribuer à faire parvenir un résumé de l'article projeté (1 000 signes max.) ainsi qu'un court curriculum vitae d'ici le lundi 31 mars 2025 à l'adresse suivante : accoulon@univ-tours.fr
L'acceptation ou non des propositions sera notifiée au plus tard fin juin 2025.
Comité d'organisation
- Damien Accoulon (Université de Tours), accoulon@univ-tours.fr
- Clément Collard (Sciences Po Paris), clement.collard@sciencespo.fr
- Candice Grelaud (Université Lumière Lyon 2), candice.grelaud@ens-lyon.fr
- Gwendal Piégais (University College Dublin), gwendal.piegais@ucd.ie
Comité scientifique
- Jérôme Bocquet (Université de Tours)
- Emmanuelle Cronier (Université de Picardie Jules Verne)
- John Horne (Trinity College Dublin)
- Julie Le Gac (Université Paris Nanterre)
- Elisa Marcobelli (Université de Rouen Normandie)
- Stéphanie Sauget (Université de Tours)
- Xavier Vigna (Université Paris Nanterre)
Bibliographie indicative
Bieber Hans-Joachim, Gewerkschaften in Krieg und Revolution: Arbeiterbewegung, Industrie, Staat und Militär in Deutschland: 1914-1920, Hamburg, Christians, 1981, 1248 p.
Bonwetsch Bernd, « Sowjetische Zwangsarbeiter vor und nach 1945: Ein doppelter Leidensweg », Jahrbücher für Geschichte Osteuropas, 1993, vol. 41, no 4, p. 532‑546.
Culleton Claire A., Working Class Culture, Women, and Britain, 1914-1921, New York, St. Martin's Press, 2000, 221 p.
Daniel Ute, The War from Within: German Working-Class Women in the First World War, Oxford, Berg (coll. « The Legacy of the Great War »), 1997, 343 p.
Fauroux Camille, Produire la guerre, produire le genre : des Françaises au travail dans l'Allemagne nationale-socialiste (1940-1945), Paris, Éditions EHESS, 2020, 310 p.
Feldman Gerald, Army, Industry and Labour in Germany, 1914-1918, London, Bloomsbury Publishing, 2014 [1966], 586 p.
Foner Philip Sheldon, U.S. Labor and the Viet-Nam War, New York, International Publishers, 1989, 180 p.
Haimson Leopold H. et Tilly Charles (eds.), Strikes, Wars and Revolutions in an International Perspective: Strike Waves in the Late Nineteenth and Early Twentieth Centuries, Cambridge, Cambridge University Press, 1989, 536 p.
Horne John, « Labor and Labor Movements in World War I » dans Jay M. Winter, Geoffrey Parker et Mary R. Habeck (eds.), The Great War and the Twentieth Century, New Haven, CT, Yale University, 2000, p. 187‑228.
Lause Mark A., Free Labor: The Civil War and the Making of an American Working Class, Urbana, University of Illinois Press, 2015, 296 p.
Marcobelli Elisa, Internationalism Toward Diplomatic Crisis: The Second International and French, German and Italian Socialists, Cham, Springer International Publishing, 2021.
Peschanski Denis et Robert Jean-Louis (eds.), Les ouvriers en France pendant la Seconde Guerre mondiale : actes du colloque, Paris-CNRS, 22-24 octobre 1992, Paris, Institut d'histoire du temps présent, 1992, 511 p.
Plato Alexander von, Leh Almut et Thonfeld Christoph (eds.), Hitler's Slaves: Life Stories of Forced Labourers in Nazi-Occupied Europe, New York, Berghahn Books, 2010, 552 p.
Procacci Giovanna (ed.), State e classe operaia in Italia durante la prima guerra mondiale, Milan, Franco Angeli, 1983, 340 p.
Robert Jean-Louis (ed.), Le syndicalisme à l'épreuve de la Première Guerre mondiale, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017, 392 p.
Sears John Bennett, « Peace Work: The Antiwar Tradition in American Labor from the Cold War to the Iraq War », Diplomatic History, 2010, vol. 34, no 4, p. 699‑720.
Stanziani Alessandro, Les métamorphoses du travail contraint : une histoire globale (XVIIIe-XIXe siècles), Paris, Presses de Sciences Po, 2020, 328 p.
Tiquet Romain, Travail forcé et mobilisation de la main-d'œuvre au Sénégal (Années 1920 - 1960), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019, 282 p.
Westerhoff Christian, Zwangsarbeit im Ersten Weltkrieg: deutsche Arbeitskräftepolitik im besetzten Polen und Litauen 1914-1918, Paderborn, Ferdinand Schöningh, 2012, 377 p.
Xu Guo Qi, Strangers on the Western Front: Chinese Workers in the Great War, Cambridge, MA, Harvard University Press, 2011, 366 p.
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Grelaud Candice
Doctorante en histoire contemporaine - Université Lumière Lyon 2
Laboratoire d'Etudes Rurales