CfP: Nouvelle Revue du Travail, issue on: Corps au travail, corps travaillés

Call for contributions, deadline 30 September 2018 (in French)

 

Appel à articles Corps au travail, corps travaillés

Corpus n° 14 coordonné par Lionel Jacquot et Ingrid Volery

Les sociologues qui ont éprouvé leur corps en travaillant comme ouvrier – Donald Roy, Robert Linhart ou encore Michaël Burawoy – ont mis en récit l’engagement du corps dans le travail. Ce dernier est néanmoins resté un impensé de la sociologie du travail qui, butant contre le corps, n’en fera pas vraiment un moyen d’approche privilégié1. Les sciences européennes du travail avaient pourtant dès le xixe siècle avec la métaphore du Moteur humain, célébré la puissance énergétique du travail humain, rencontrant très tôt la question du corps mais la réduisant à une simple quantité d’énergie physique2. Aussi la sociologie tiendra-t-elle longtemps l’objet corps à distance, soucieuse de se distinguer des sciences du vivant comme des disciplines l’ayant fait accéder au rang d’objet légitime3.

De nouveaux travaux et de nouvelles perspectives redécouvrent le corps et considèrent que son étude (l’expérience qui en est faite, les manières de le décrire, de l’engager, les normes qui le ciblent, les subjectivités qu’il alimente) peut également être fécondée par les terrains de la sociologie du travail. Ce corpus entend contribuer au rapprochement de deux objets qui ont jusqu’alors peu dialogué : le corps et le travail. Qu’est-ce que le travail peut faire à la sociologie du corps ? Et qu’est-ce que le corps peut faire à la sociologie du travail ?

Les articles attendus doivent faire dialoguer les deux catégories/objets, présenter des enquêtes, des observations, des analyses qui combinent sociologies du corps et du travail pour penser les enrôlements et engagements corporels sous le capitalisme. Ils se centreront sur une ou plusieurs expressions du corps travaillé : le corps comme lieu de projection du pouvoir, le corps comme rapport pratique au monde, le corps comme marchandise.

Le corps comme lieu de projection du pouvoir : le corps utile et docile

On trouve dans la critique du capitalisme de Karl Marx comme dans la critique de la société disciplinaire de Michel Foucault une analytique des corps. Le premier analysera l’appropriation capitaliste des forces corporelles et ses effets en retour sur la constitution des corps4. Le second donnera à voir l’anatomie politique qui investit les lieux de production mettant sur pied un pouvoir agissant directement, par l’intermédiaire d’un ensemble de dispositifs, sur les corps, pour les rendre « utiles et dociles », pour en faire des matières à travailler. Un biopouvoir qui a été, à n’en pas douter, un élément indispensable au développement du capitalisme5. Le corps ici questionné est essentiellement le corps ouvrier à qui s’imposent les servitudes productives et qui sera décrit dans les rapports hygiénistes consignant les états de santé physique et morale des ouvriers des manufactures du début du xixe siècle.

Les différents régimes de mobilisation de la force de travail qui se succèderont (paternaliste, tayloriste, fordiste, toyotiste, etc.) viseront invariablement la disciplinarisation des corps tout en s’attachant à coloniser un nouvel espace, celui de la subjectivité des travailleurs, inventant par là même une forme d’orthopédie sociale permettant de prévenir et de corriger chez eux les difformités de l’âme6. Au mitan du xxe siècle, ce corps productif continuera alors à préoccuper les sociologues s’engageant sur des terrains ne relevant plus uniquement de l’industrie pour mettre au jour un enrôlement des corps et des esprits ne découlant plus seulement de l’asservissement à la machine mais d’un management codifiant l’activité humaine dans ses moindres plis. Le corps productif laisse alors place au corps « performant » et surtout « flexible » que cherchent à façonner les nouveaux dispositifs de gestion : management par les compétences, évaluation, pratiques de coaching et de développement personnel, benchmarking, etc. En privilégiant ces grilles de lecture marxistes ou foucaldiennes, la sociologie du travail a surtout appréhendé le corps comme un lieu de projection du pouvoir, mettant au jour l’empreinte du travail sur les corps. Qu’est-ce que les traces que laisse le travail sur le corps nous révèlent des formes anciennes et nouvelles d’organisation et de management des personnels ? C’est cette première expression du corps travaillé dont le corpus veut rendre compte sans s’y réduire car le corps est aussi puissance d’agir, rapport pratique au monde : un corps sensible qui n’est d’ailleurs pas absent dans les œuvres de Marx et Foucault, mais qui sera surtout exploré par les perspectives ethnographiques, anthropologiques ou phénoménologiques.

Le corps comme rapport pratique au monde : le corps sensible

Les perspectives développées dans le sillage de l’ethnosociologie, de la phénoménologie ou de l’anthropologie technique proposent un autre regard en revisitant les corps à l’aune d’une grille d’analyse mettant l’accent, pas seulement sur leur assignation au travail, mais également sur l’expérience incarnée et sensible du travail. Le corps n’y est plus seulement un lieu de projection et de reproduction du pouvoir mais un mode d’être au monde qui ne peut être approché indépendamment des situations et des objets qui l’entourent ; il met en œuvre, dans le geste, un milieu et des finalités spécifiques7. À propos des corps ouvriers, ces perspectives mettront, par exemple, en exergue le spectre des dimensions corporelles en jeu dans les situations de travail (expérience musculaire mais aussi sonore, olfactive, visuelle). Elles montreront aussi combien la répétitivité des gestes, cadencés de l’extérieur par un dispositif technique, peut autant susciter un sentiment de déshumanisation qu’une intensification de la présence à soi : engagement dans la perfection d’un geste mille fois répété ou routinisation d’un autre autorisant la rêverie8. Elles exploreront également la manière dont les corps productifs mais aussi sexués, ethnicisés, âgisés sont engagés et façonnés par les situations de travail. Ce n’est plus seulement à l’élargissement du type de corps étudié que cette approche invite mais aussi à l’élargissement de la palette des dimensions corporelles saisies par l’activité. Elle encourage également au recentrage sur le contenu même de l’activité, le geste professionnel, pour rendre compte non seulement d’un agir contestataire mais aussi d’un agir créatif qui rendrait possible le « vrai boulot »9.

D’autres recherches ne se revendiquant pas toujours d’une sociologie du travail ont entrepris de questionner les corps en situation de travail et le « travail » des corps au travail dans d’autres champs jusqu’alors peu investis : notamment dans les secteurs de la restauration et de l’hôtellerie, de l’esthétique, des services à la personne et du soin aux personnes. Ces recherches ont élargi le type de relations de pouvoir en jeu dans les situations professionnelles étudiées (via par exemple la prise en compte des rapports sociaux de sexe, d’âge et d’ethnicisation) mais aussi le type de dimensions corporelles explorées. Elles ont notamment ouvert à des expériences dont la notion de « pénibilité » rend mal compte : la prise en compte du dégout ou des souffrances que le contact réitéré à des fluides socialement disqualifiés, à des situations de violence ou à des morts peuvent susciter10. Comment le corps et ses manifestations au travail nous informent-ils sur l’expérience du « sale boulot » comme du « vrai boulot » ? Dans ce corpus, tous les travaux contribuant à l’analyse du corps au travail et du travail au prisme de ses dimensions corporelles sont encouragés.

Le corps comme marchandise : le corps molécule

La dernière expression du corps travaillé dont on ne peut faire l’économie est celle du corps comme marchandise. La marchandisation du corps humain n’est pas un phénomène nouveau comme le met au jour l’analyse du travail sexuel ou pornographique dans lequel le corps est à la fois l’objet sur lequel le travail agit et le moyen par lequel il agit pour reprendre les catégories marxiennes. Néanmoins elle s’est intensifiée par la commercialisation de ses éléments et produits. Pour Céline Lafontaine11, le développement des biotechnologies depuis le milieu du xxe siècle aurait transformé le type d’enrôlement du corps en passant du « corps productif de l’ouvrier » au « corps ressource de la bioéconomie ». En descendant du corps-organisme à la cellule, le capitalisme contemporain aurait profondément transformé les rapports entre « zoé » et « bios » au sens où ce ne serait plus seulement la force de travail qui serait transformée en marchandise mais plus fondamentalement le vivant en tant que tel : organes mais aussi ovocytes, sperme, molécules, cellules, gènes séquencés et stockés dans des « biobanques » et engagés dans des transactions internationales complexes qu’il convient de mieux appréhender. Nous attendons aussi dans ce numéro des contributions attentives aux institutions participant de cette bioéconomie ainsi qu’aux groupes professionnels qui se structurent autour de ce secteur et qui interrogent l’émergence de nouveaux métiers ou de nouvelles fonctions, les profils et activités des travailleurs des biobanques, leurs modes d’organisation. Peut-on par ailleurs considérer l’activité de certains de ces donneurs comme un « travail » ? Si oui quelles formes d’engagement corporel et subjectif cette activité implique-t-elle ? Parce qu’elle entraine un élargissement des formes de vivant intégrables dans les circuits de production de la richesse, la « bioéconomie » élargit aussi le spectre des corps enrôlés et invite à quitter les corps ouvriers pour d’autres corps ignorés de la sociologie du travail (corps procréatifs, corps des « Suds » et corps des « Nords » n’occupant pas toujours les mêmes places dans les circuits de prélèvement du matériau vivant, etc.)12.

Le rapprochement que ce corpus de la NRT entend susciter entre corps et travail devrait aussi favoriser le dialogue entre les disciplines, en premier lieu la sociologie et l’anthropologie.

Modalités de soumission :

Les articles ne doivent pas dépasser les 45 000 signes (espaces et bibliographie compris) et sont à adresser avant le 30 septembre 2018 à nrtravail[at]gmail[dot]com en suivant les modalités et les normes de présentation précisées à la rubrique Soumission et évaluation, sur le site de la NRT.

 

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