CfP: Les sciences humaines et sociales en Amérique latine, 1950-2020

Call for papers, deadline 15 December 2020 (in French)

Dossier coordonné par Rafael Mandressi

Argumentaire

L’histoire des sciences humaines et sociales en Amérique Latine a donné lieu, notamment à partir des années 1990, à une littérature relativement abondante, sans être massive, très majoritairement en langue espagnole. Cette historiographie, ses reliefs, ses accents, ses zones de densité – thématiques, méthodologiques –, constituent le contexte des acquis et des lacunes au regard duquel des questionnaires et des objets d’enquête peuvent être redéfinis, prolongés ou revisités.

C’est l’objectif de ce dossier de la Revue d’histoire des sciences humaines, qui souhaite contribuer à explorer, dans une démarche résolument historienne, des voies d’un continent intellectuel dont il ne s’agit pas de poser le périmètre a priori. Il s’agit plutôt d’en faire un lieu d’interrogations. Sur le plan disciplinaire, d’abord, car ce que l’on désigne, en français, par « sciences humaines et sociales », non seulement recouvre des réalités plurielles et changeantes, mais l’usage de l’expression elle-même est peu répandu dans les mondes hispanophone et lusophone, où prédomine celui de ciencias sociales. Or le répertoire des disciplines qui en font partie se décline diversement selon les lieux et les moments, au gré des traditions académiques nationales, des cristallisations institutionnelles et de leurs évolutions.

Le périmètre spatial est lui aussi à questionner. Si dans la littérature des sciences humaines et sociales – y compris historiographique – l’Amérique Latine est une catégorie universellement mobilisée, elle reste faiblement problématisée, pour elle-même et en relation aux enjeux spécifiques qui sont étudiés. Aussi assiste-t-on à un usage quasiment réifié par défaut, renvoyant à une entité que l’on suppose géographique, parfois aussi culturelle, sans que ses contours ni sa pertinence en tant qu’unité d’analyse ne soient précisément explicités ni véritablement justifiés. Il importe par conséquent de souligner que la référence à l’Amérique Latine dans l’intitulé de ce dossier n’est autre chose qu’une hypothèse et n’implique aucune définition a priori concernant ce que l’adjectif « Latine » pourrait signifier en tant que caractérisation recevable, si tant est qu’elle puisse l’être. On notera en tout cas que les effets d’une nomenclature indécise ne sont pas complètement anodins, ne serait-ce que dans la détermination des limites de l’espace qu’elle est censée désigner : que faire de la Jamaïque, de Belize ou de Surinam, par exemple ? Si le seul ou le principal critère de la latinité était la langue, rien n’obligerait à exclure la Guyane – c’est-à-dire un territoire appartenant à la République française – ou le Québec. Plus directement liée à la thématique de ce dossier, et sans doute plus sensible par certains aspects mais extrêmement intéressante à affronter, est la question de l’ouverture possible du champ de l’enquête à une partie de la production en sciences humaines et sociales dans certains campus universitaires aux États-Unis, notamment en raison du poids relatif croissant des chercheurs d’origine hispano-américaine dans la démographie académique états-unienne des dernières décennies.

Aussi le terrain est-il miné idéologiquement, au point qu’il n’est pas inutile d’insister sur la différence cruciale qui existe entre l’étude historique des sciences humaines et sociales en Amérique Latine – même en mettant entre parenthèses la discussion spatiale – et une histoire visant à rendre compte de l’existence (ou l’émergence) de sciences humaines et sociales spécifiquement latino-américaines, c’est-à-dire caractérisées par une autonomie épistémique quelconque, ou la traduisant. À ce sujet, un débat ancien et par moments vivace a porté, de fait, sur ce que ces sciences humaines et sociales « latino-américaines » pourraient être, sur la nécessité et/ou la viabilité de les porter comme projet, sur les outils susceptibles de les faire émerger. Voilà encore un objet d’enquête, à nourrir, entre autres, avec les bilans critiques faisant état de la « dépendance » ou de l’« aliénation » intellectuelles, voire la « colonialité » du savoir en Amérique Latine. Les plaidoyers ne manquent pas non plus en faveur de ce qui est perçu comme des signes de vitalité d’un pensamiento social latinoamericano ou d’une southern theory, décelables dans les itinéraires de telle ou telle discipline, de certains secteurs de la recherche, d’entreprises scientifiques revendiquées ou se revendiquant comme prometteuses en ce sens, plus ou moins localisées dans des institutions, des villes ou des pays particuliers.

Ce dossier de la RHSH n’a évidemment pas vocation à accueillir des prises de position dans ces débats et controverses, mais, le cas échéant, des analyses reconstruisant leurs logiques, leurs cadres politiques et idéologiques, leurs articulations et interactions avec les théories de la dépendance ou la sociologie du développement, leurs liens avec la création de structures institutionnelles, nationales ou internationales, académiques, d’expertise, gouvernementales ou hybrides.

Nous avons choisi de limiter l’intervalle chronologique concerné par le dossier à la période allant de 1950 à nous jours. Toute borne temporelle est certes discutable et comporte une part irréductible d’arbitraire ; celle-ci obéit en tout cas au souci de situer le terminus a quo à un moment où l’usage du syntagme « sciences sociales » (ciencias socialesciências sociais) est déjà largement stabilisé au sein du paysage intellectuel et institutionnel hispano- et lusophone du continent. Ceci cherche à éviter les rétrospections généalogiques visant à retracer des filiations supposées des sciences sociales qui feraient remonter leurs origines, leurs racines ou leurs prémices à ce qui ne se disait pas en ces termes ni ne se reconnaissait comme telles. Si on souhaite rester décidément à l’écart des récits dénichant ici ou là des sciences sociales avant la lettre et peuplant l’espace historique de précurseurs qui s’ignoraient, ces mêmes récits, lorsqu’ils sont produits par les acteurs eux-mêmes, constituent en revanche des matériaux à traiter : l’étude des « généalogies indigènes », pour ainsi dire, est en effet à même d’apporter des éclairages sur la construction de traditions et d’identités professionnelles et intellectuelles.

Dans un registre voisin, l’historiographie des sciences humaines et sociales en Amérique Latine reste à analyser en tant que telle, afin de mettre au jour, par exemple, dans quelle mesure elle est sous-tendue par le critère national, à quel point elle privilégie les histoires disciplinaires et, le cas échéant, quel est le poids relatif des unes et des autres – la sociologie et les sciences politiques arrivant en tête. Il s’agirait aussi de se demander comment dans cette historiographie on fait jouer le comparatif et quels sont ses usages, quelle est la part consacrée à des acteurs individuels, etc.

Inscrites dans ce cadre général, que l’on veut spécialement attentif aux pratiques, aux lieux et aux acteurs, les contributions proposées pourront porter sur des thématiques comme celles esquissées dans ce qui précède, auxquelles on ajoutera, à titre indicatif :

Le rôle des institutions et les processus d’institutionnalisation disciplinaire, envisagés aussi bien à travers des études de cas qu’en visant les trames d’interpénétration et/ou d’interaction institutionnelles, à plusieurs échelles. Ainsi, les articles proposés peuvent porter, par exemple, sur :

  • les créations et les transformations des départements et des carrières universitaires ;
  • les associations professionnelles – locales, nationales ou à l’échelle du continent, comme l’Asociación latinoamericana de sociología (ALAS, créée en 1950) ou la plus récente Asociación latinoamericana de ciencia política (ALACIP, 2002), entre autres ;
  • les institutions internationales telles que la Facultad latinoamericana de ciencias sociales (FLACSO, 1957), le Centro latinoamericano de investigaciones en ciencias sociales (1957) et/ou le Consejo latinoamericano de ciencias sociales (CLACSO, 1967), mais aussi la Comisión económica para América Latina de l’ONU (CEPAL, 1948).
  • les congrès, colloques et manifestations scientifiques organisés par ces institutions depuis leur création.

L’édition et les circuits de publication et de diffusion de la production scientifique, ce qui peut conduire à étudier, entre autres et de façon non exclusive :

  • les supports (livres, revues, publications numériques, voire littérature grise produite par des organismes nationaux et/ou internationaux, dont les institutions mentionnées dans le point précédent), leurs évolutions respectives en termes quantitatifs, leur rôle dans les systèmes de recrutement et d’évaluation académiques ;
  • les créations de collections, de titres de revues et leur espérance de vie ;
  • la constitution et les évolutions de pôles éditoriaux (Mexico, Buenos Aires, Santiago, Rio de Janeiro) en relation avec le profil et la circulation des publications ;
  • les bases de données et bouquets numériques tels que Latindex (créée en 2008), Redalyc (Red de Revistas Científicas de América Latina y el Caribe, España y Portugal, 2002) ou la bibliothèque numérique Scielo (Scientific Electronic Library Online) créée au Brésil en 1997.

La question des langues, qui renvoie au point précédent mais peut être posée en interrogeant plus spécifiquement les stratégies de traduction, la place de l’anglais et du plurilinguisme ou, dans un autre versant, les relations entre les pays hispanophones et le Brésil.

Les politiques de la recherche, au regard desquelles on pourra examiner :

  • les structures et systèmes nationaux d’organisation de la recherche en sciences humaines et sociales, leur création, leur fonctionnement et leurs réformes éventuelles ;
  • les programmes de coopération internationale, les politiques qui les ont inspirés et leurs dispositifs de mise en œuvre ;
  • les instruments financiers, permanents ou ad hoc, nationaux ou supranationaux, et leur influence dans les orientations de la production intellectuelle ;
  • le rôle joué en ce sens par des fondations philanthropiques, comme la Rockefeller Foundation.

Les échanges, enfin, saisis à travers la mobilité des acteurs, la circulation de textes et/ou les implantations institutionnelles, notamment entre les espaces latino-américains et d’autres régions du monde.

L’ensemble des suggestions évoquées dans le texte de cet appel ne constituent pas, de toute évidence, des questionnaires étanches. Elles permettent – appellent, souvent – des interconnexions diverses et des éclairages réciproques. Leur fonction est surtout d’indiquer, à travers la mention d’un certain nombre de thématiques, la teneur qu’on voudrait donner au dossier, fondamentalement axé sur les dynamiques situées des savoirs, dans une perspective d’histoire sociale, politique et culturelle des sciences.

Consignes

Des propositions d’article (3 000 signes maximum), en anglais, en français, en espagnol ou en portugais, sont à envoyer

avant le 15 décembre 2020

à l’adresse suivante : rafael.mandressi@cnrs.fr.

Les articles seront ensuite à envoyer, à la même adresse électronique, avant le 15 juin 2021.

Le dossier paraîtra courant 2022. La revue publie des articles en anglais et en français, de 40 000 à 60 000 signes (espaces comprises).

Les consignes éditoriales sont disponibles sur le site de la revue : https://journals.openedition.org/rhsh/1273.

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