Il y a plus de dix ans déjà, le philosophe Étienne Balibar estimait que la notion de peuple et ses usages constituaient « un sujet qu’on pourrait croire labouré en tous sens » [Balibar, 2013]. La thématique était cependant revenue sur le devant de la scène après la vague révolutionnaire du « Printemps arabe », comme le révéla la succession de publications scientifiques qui lui ont été consacrées dans les années 2010 [Berns et Carré, 2013 ; Moreau, 2015 ; Goin et Provenzano, 2016 et 2017]. Quelques années plus tôt, un imposant dossier de la revue Hermès évoquait pourtant un « temps d’éclipse » en constatant : « le mot ‘peuple’ ne se monnaie plus guère dans la communication politique ou médiatique ordinaire » [Durand et Lits, 2005].
Après les mouvements protestataires postérieurs à la crise financière de 2007-2008 (jusqu’aux « Gilets jaunes » en France), l’affirmation politique de courants désignés comme «populistes » et la globalisation d’une culture « populaire » ou « de masse » ont durablement ancré la catégorie de « peuple » et tous ses dérivés dans le débat public et la recherche, à l’échelle internationale. Nul besoin, aujourd’hui, de déconstruire des notions qui l’ont déjà été depuis longtemps [Bourdieu, 1983 et 1987 ; Grignon et Passeron, 1989 ; Badiou et al., 2013 ; Bras, 2018], jusqu’à considérer le « peuple » ou le « populisme » comme « introuvables » [Rosanvallon, 1998 ; Rancière, 2013], voire à postuler une « adémie » (absence de peuple) au fondement de l’État moderne [Agamben, 2015]. Il est évident que le « peuple » est une construction sociale, produite par des acteurs aux intérêts divergents [Cohen, 2010], et qu’à ce titre le « peuple » est toujours à réinventer [Cohen, 2019].
Malgré sa plasticité, la catégorie continue à irriguer la recherche, au-delà de la vogue éditoriale des « histoires populaires » initiée par les travaux d’Howard Zinn [Zinn, 2002 ; Conner, 2011 ; Harman, 2015 ; Zancarini-Fournel, 2016 ; Noiriel, 2019 ; Tran, 2023], qui a elle-même fait l’objet d’une réflexion collective [Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2020]. Plusieurs thèses ou publications récentes montrent que le « peuple » est toujours au cœur des réflexions, sous une forme ou une autre, qu’il s’agisse de droit [Fernandez Andujar, 2024 ; Megahed, 2024], de science politique [Cucchetti, Dézé et Reungoat, 2021 ; Benedetti et Dupuy, 2023], d’histoire ancienne [Bernini, 2023], médiévale [Gauvard, 2024], moderne [Boulant, 2023] ou contemporaine [Pereira, 2023 ; Safronova, 2023 ; Tartakowsky, 2024], avec un questionnement particulier en matière d’histoire de l’éducation [Christen et Besse, 2017 ; Cabanel, 2023 ; Christen, 2023]. La notion fait même l’objet de renouvellements ou de prolongements audacieux. Le sociologue Abdou Maliqalim Simone, par exemple, a forgé le concept de « peuple comme infrastructure » (people as infrastructure), pour analyser la manière dont les réseaux interpersonnels pallient certaines déficiences techniques à Johannesburg [Simone, 2004]. Les études sur le métissage ont, quant à elle, suscité des travaux concernant le processus d’accession au « statut de peuple » (peoplehood) [Adese et Andersen, 2021], tandis les études sur le genre s’efforcent d’intégrer à l’analyse les catégories de « peuple » et de « populaire » [Conway, 2021 ; Brugère et Le Blanc, 2022]. Loin des campus et des centres de recherche occidentaux, le gouvernement chinois promeut, quant à lui, le concept de politique « orientée vers le peuple » (people oriented), qui trouve un écho dans les sciences humaines et sociales [Chen, Gong, Lu et Ye, 2019]. D'une façon générale, les travaux de sciences sociales interrogeant les catégories de « peuple » ou de « population » percolent jusque dans le champ politique - il n'est qu'à voir la fortune politique du « populisme de gauche » tel qu'envisagé par Chantal Mouffe [Mouffe, 2018 ; Cevera-Marzal, 2021].
L’importance de la production scientifique actuelle mobilisant les catégories de « peuple », «populaire » et « populisme » justifie un retour réflexif sur la manière dont elles sont utilisées par les historiennes et les historiens. Comment peut-on parler de « peuple » sans tomber dans les écueils de l’essentialisme ou du nominalisme ? Comment saisir une réalité sociale au-delà des discours véhiculés par les sources ? Quelle valeur heuristique conservent la notion de « peuple » et ses dérivés en histoire sociale ?
Ce dossier de la Revue d’histoire sociale accueillera des articles interrogeant l’utilisation de la catégorie de « peuple » et de ses dérivés dans des travaux d’histoire portant sur toutes les périodes, quel que soit le type de « peuple » considéré – qu’il s’agisse d’une acception socialement restrictive (au sens de « classes populaires ») ou d’approches plus larges s’étendant aux « populations ». Ne seront retenus que les articles comportant une réflexion historiographique et/ou épistémologique.
Date de remise des articles : 15 juin 2025
Articles à envoyer à : Dominique Pinsolle (Dominique.Pinsolle@u-bordeaux-montaigne.fr), David Hamelin (david.hamelin@le-centre.pro) et Jérôme Lamy (jerome.lamy@laposte.net)
Bibliographie :
· Jennifer Adese, Chris Andersen (ed.), A People and a Nation. New Directions in Contemporary Métis Studies, Toronto, UBC Press, 2021
· Giorgio Agamben, La Guerre civile. Pour une théorie politique de la stasis, Paris, Points, 2015.
· Alain Badiou, Pierre Bourdieu, Judith Butler, Georges Didi-Huberman, Sadri Khiari, Jacques Rancière, Qu’est-ce qu’un peuple ?, Paris, La Fabrique, 2013.
· Étienne Balibar, « Son Nom est Légion », Tumultes n°40, juin 2013, p. 7-15.
· Arnaud Benedetti et Vincent Dupuy (dir.), dossier « Le savant, le politique et le peuple : l’enjeu du siècle ? », Revue politique et parlementaire, n°1107, juillet-septembre 2023.
· Julie Bernini, « Plaise au peuple ». Pratiques et lieux de la décision démocratique en Ionie et en Carie hellénistiques, Bordeaux, Ausonius éditions, 2023.
· Thomas Berns et Louis Carré (dir.), « Noms du peuple », Tumultes n°40, juin 2013.
· Laurent Besse et Carole Christen (dir.), Histoire de l’éducation populaire, 1815-1945, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2017.
· Pierre Bourdieu, « Vous avez dit “populaire” ? », Actes de la recherche en sciences sociales, 46, 1983, p. 98-105.
· Pierre Bourdieu, « Les usages du peuple », dans Choses dites, Paris, Minuit, 1987, p. 178-184.
· Antoine Boulant, La journée révolutionnaire. Le peuple à l’assaut du pouvoir, 1789-1795, Paris, Passés Composés, 2023.
· Gérard Bras, Les voies du peuple. Éléments d’une histoire conceptuelle, Paris, Amsterdam, 2018.
· Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc, Le peuple des femmes. Un tour du monde féministe, Paris, Flammarion, 2022.
· Patrick Cabanel, L’école du peuple ? Histoire d’une hypocrisie sociale, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2023.
. Manuel Cervera-Marzal, Le populisme de gauche. Sociologie de la France Insoumise, Paris, La Découverte, 2021.·
. Mingxing Chen, Yinghua Gong, Dadao Lu et Chao Ye, « Build a people-oriented urbanization : China’s new-type urbanization dream and Anhui model », Land Use Policy, vol. 80 (C), 2019, p. 1-9.
· Carole Christen, À l’école du soir. L’éducation du peuple à l’ère des révolutions (1815-1870), Paris, Champ Vallon, 2023.
· Déborah Cohen, La nature du peuple. Les formes de l’imaginaire social (XVIIIe-XXIe siècles), Paris, Champ Vallon, 2010.
· Déborah Cohen, Peuple, Paris, Anamosa, 2019.
· Clifford D. Conner, Histoire populaire des sciences, Paris, L’Échappée, 2011.
· Janet M. Conway, « Popular Feminism: Considering a Concept in Feminist Politics and Theory », Latin American Perspectives, vol. 48, no. 4, 2021, p. 25-48.
· Humberto Cucchetti, Alexandre Dézé et Emmanuelle Reungoat, Au nom du peuple ? Idées reçues sur le populisme, Paris, Le Cavalier bleu, 2021.
· Pascal Durand et Marc Lits, « Introduction : Peuple, populaire, populisme », Hermès, La Revue, 2005/2 n° 42, 2005. p. 11-15.
· « Faire une ‘Histoire populaire’ », dossier de la Revue d’histoire moderne et contemporaine, n°67-2, 2020/2.
· Miguel Fernandez Andujar, La participation du peuple à l’élaboration des normes, thèse de doctorat de droit public, sous la direction de Hubert Alcaraz et Susana Sanchez Ferro, Université de Pau et des Pays de l’Adour/Universidad autonóma de Madrid, 2024.
· Claude Gauvard, Passionnément Moyen Âge. Éloge du petit peuple, Paris, Tallandier, 2024.
· Émilie Goin et François Provenzano (dir.), dossier « Les rhétoriques du peuple », Exercices de rhétorique, 7, 2016.
· Émilie Goin et François Provenzano (dir.), Usages du peuple. Savoirs, discours, politiques, Liège, Presses universitaires de Liège, 2017.
· Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le Savant et le Populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Seuil, 1989.
· Chris Harman, Une histoire populaire de l’humanité. De l’âge de pierre au nouveau millénaire, Paris, La Découverte, 2015.
· Jean-Luc Moreau (dir.), « À quoi bon le peuple ? », La Sœur de l’Ange n°14, Printemps 2015.
· Victor Pereira, C’est le peuple qui commande. La Révolution des Œillets, 1974-1976, Bordeaux, éditions du Détour, 2023.
· Jacques Rancière, « L’introuvable populisme », dans Alain Badiou et al., Qu’est-ce qu’un peuple ?, Paris, La Fabrique, 2013, p. 137-143.
· Pierre Rosanvallon, Le peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France, Paris, Gallimard, 1998.
· Anna Safronova, Histoire des coopératives russes et soviétiques (1860-1930). Moderniser le peuple, Paris, Classiques Garnier, 2023.
· Danièle Tartakowsky, Les syndicats en leurs murs : bourses du travail, maisons du peuple, maisons des syndicats, Paris, Champ Vallon, 2024.
· Abdou Maliqalim Simone, « People as Infrastructure: Intersecting Fragments in Johannesburg », Public Culture, vol. 16 no. 3, 2004, p. 407-429.
· Lina Megahed, Le contre-pouvoir populaire : recherche sur le pouvoir du peuple en corps à partir du cas français, thèse de doctorat de droit public, sous la direction de Frédérique Rueda, Université de Bordeaux, 2024.
. Chantal Mouffe, Le populisme de gauche, Paris, Albin Michel, 2018
· Gérard Noiriel, Une histoire populaire de la France. De la Guerre de Cent ans à nos jours, Marseille, Agone, 2019.
· Nicolas Tran, La Plèbe. Une histoire populaire de Rome, Paris, Passés Composés, 2023.
· Michelle Zancarini-Fournel, Les luttes et les rêves. Une histoire populaire de la France, de 1685 à nos jours, Paris, La Découverte, 2016.
· Howard Zinn, Une histoire populaire des États-Unis. De 1492 à nos jours, Marseille, Agone, 2002.