Cette journée d’étude se propose d’explorer les figures, les travaux et les représentations des femmes qui écrivent l’Histoire de 1789 à 1914. Ce long dix-neuvième siècle, consacré comme « siècle de l’histoire », est le moment d’un intérêt profond pour le passé – que l’on songe au succès du roman historique ou aux centaines d’auditeurs qui se précipitent aux cours de Guizot et de Michelet dans la première moitié du siècle. C’est également une période de professionnalisation du métier d’historien (chaires d’Histoire générale au Collège de France, création des Archives nationales en 1790, de l’École des Chartes en 1821…), permettant l’affirmation de l’Histoire comme discipline autonome.
La fracture de la Révolution française inaugure un nouveau régime d’historicité dans lequel la pensée de l’Histoire se transforme, et avec elle la manière de faire et d’écrire l’Histoire. La révolution historiographique des années 1820-1830, en même temps qu’elle instaure un autre rapport aux sources et des méthodes d’investigation historique scientifiques, invite à raviver une Histoire populaire et à en repenser les acteurs et les actrices.
L’écriture de l’Histoire s’accompagne alors nécessairement d’une prise de position dans les débats politiques du siècle, ses auteurs étant souvent eux-mêmes des hommes politiques notables (Chateaubriand, Thiers, Louis Blanc, Lamartine ou encore Jaurès). Au milieu de ce foisonnement historiographique et scientifique, les femmes sont tenues à l’écart des institutions savantes et de l’activité politique.
Les figures d’historiennes existent cependant, mais ne semblent pas avoir survécu à la postérité. La question de la place des femmes dans l’Histoire et l’historiographie est vivace dans la recherche depuis plusieurs décennies. Des travaux historiographiques ont permis d’exhumer une généalogie de « femmes historiennes » depuis la fin du Moyen-Âge et jusqu’au XXe siècle (Natalie Davis Zimon, André Burguière et Bernard Vincent), d’autres ont montré comment des femmes avaient pris en charge dès le XIXe siècle l’écriture d’une Histoire des femmes (Isabelle Ernot, Bonnie G. Smith, Mary Spongberg), tandis que de nombreuses études ont été menées sur telle ou telle figure d’historienne.
Cette journée s’inscrit dans la continuité de ces travaux qui visent à faire connaître le rôle des femmes dans l’élaboration de la discipline historique. Au croisement de la littérature, de l’histoire et des études de genre, nous proposons d’interroger la manière dont les femmes s’emparent de l’écriture d’un genre dont l’assignation au masculin est forte – puisque ce sont les hommes qui font l’Histoire et qui l’écrivent, selon les représentations d’alors. Les femmes autrices se coulent-elles dans le canon dominant de l’écriture historienne ou bien s’emparent-elles de sujets spécifiques, ou d’une manière autre de traiter les sujets habituels de l’historiographie ? Conçoivent-elles leur pratique comme un geste intellectuel et militant, soulèvent-elles des questions nouvelles ? Dénoncent-elles des angles morts ? Écrivent-elles en réponse à d’autres histoires, d’autres historiens, à l’instar de Staël dont les Considérations sur la Révolution française peuvent discuter des positions paternelles ? Trois pistes principales structurent ces questionnements.
À mineures légales, genres mineurs ? Écriture de l’Histoire et stratégies de contournements génériques
À mesure que la discipline historique s’institutionnalise et se trouve associée à un savoir « sérieux » majoritairement masculin (il faudra attendre 1927 pour qu’une femme soit reçue à l’agrégation d’histoire), quelles stratégies d’opposition ou de contournement sont-elles alors mises en place pour prendre la plume en historienne ? Comment les femmes s’approprient-elles cette sphère masculine, et quelles stratégies de légitimation, revendiquées ou non, mettent-elles en place ? Comment autorisent-elles leur prise de parole ? La prise de plume pour mettre en récit le passé passe-t-elle par le contournement de l’histoire académique, grâce à une écriture mémorialiste ou testimoniale, voire romanesque ? Nous tenterons en particulier d’éclairer les rôles qu’ont pu jouer certaines femmes oubliées – épouses, collaboratrices ou chercheuses – dans le travail de l’historien (compilation d’archives, relecture de manuscrits, fabrication d’ouvrages posthumes). Le couple de Jules et Athénaïs Michelet fournit un exemple célèbre de partition genrée, où l’écriture de l’histoire revient à l’époux, tandis que le travail de sa femme est associé au domaine de la nature. Cette répartition déséquilibrée des tâches se retrouve-t-elle chez les couples d’historiens qui leur sont contemporains ?L’étude de ce travail de l’ombre au XIXe siècle permettra, dans la lignée des travaux déjà existants autour des historiens des Annales (Natalie Zemon Davis), de déplacer nos représentations de l’écriture historique et de repenser les conditions de production de l’Histoire.
Pour qui et pourquoi les femmes écrivent-elles l’Histoire ?
Le fait que des femmes s’emparent de l’écriture de l’Histoire interroge également sur leur posture auctoriale, les enjeux qu’elles placent dans la mise en récit de l’Histoire et le public qu’elles ciblent : les historiennes du XIXe siècle s’adressent-elles à tou.te.s ? À un public lui-même féminin, socialement marginalisé, ou à un public jeune, voire enfantin ? Dans un siècle où la question de la scolarisation des filles et de l’éducation populaire évolue, comment l’écriture de l’histoire par des femmes s’articule-t-elle à ces problématiques (Rose-Élise Chalamet, Clémence Robert) ? La marginalité sociale et genrée peut fournir une posture militante à l’écrivaine d’histoire, mais aussi un terrain d’enquête pour les historiennes elles-mêmes : on abordera ici la question de l’histoire des femmes écrites par les femmes (Olympe Audouard, Clarisse Bader), sous-tendue par l’ambition de rendre leur juste place aux oubliées des écrits masculins.
Quelle histoire les femmes écrivent-elles ?
Le dernier axe problématique concerne le contenu historiographique et les thèmes abordés par l’écriture d’histoire par des femmes au XIXe siècle, prise dans sa diversité générique (ouvrages savants, mémoires, témoignages, fictions). Quelles périodes du passé captent l’attention des historiennes du XIXe siècle ? Comment le présent ou le passé immédiat, notamment les épisodes révolutionnaires ou insurrectionnels (1789-1794, 1830, 1848, 1871…) sont-ils pris en charge par les femmes qui écrivent l’histoire au XIXe siècle ? Les moments révolutionnaires offrent-ils l’occasion d’une prise de plume, au nom d’une place de témoin privilégié face à l’événement (Manon Roland pour la Grande Révolution, Marie d’Agoult alias Daniel Stern pour celle de 1848), au nom d’une égalité des destins au cœur de l’événement (témoignages du Siège de 1870) ou encore au nom d’une prise de parole collective de la part de celles (et ceux) qu’on réduit au silence (Louise Michel, André Léo pour les exilés de la Commune) ?
Conditions de soumission
Les communications s’appuieront aussi bien sur des études monographiques portant sur des figures d’écrivaines d’histoire, que sur des synthèses croisant différentes figures d’historiennes autour d’un des axes ci-dessus. Si la problématique de la journée est centrée sur le contexte francophone du XIXe siècle, des études de littérature comparée peuvent également être proposées.
Les propositions de communication, d’une longueur d’environ 500 mots, accompagnées d’une courte bio-bibliographie, sont à envoyer
avant le 3 octobre 2022
aux adresses suivantes : lucienizard@gmail.com, mathieu.rogerlacan@gmail.com et marie.davidoux@yahoo.fr
Comité scientifique
- Marie Davidoux (CERILAC)
- Gabrielle Houbre (CERILAC)
- Florence Lotterie (CERILAC)
- Lucie Nizard (CERILAC)
- Paule Petitier (CERILAC)
- Olivier Ritz (CERILAC)
- Mathieu Roger-Lacan (CERILAC)
Bibliographie indicative
CARROY Jacqueline, EDELMAN Nicole, OHAYON Annick et RICHARD Nathalie (dir.), Les femmes dans les sciences de l’Homme (XIX-XXe siècles. Inspiratrices, collaboratrices ou créatrices, Paris, Seli Arslan, 2005.
BURGUIERE André & VINCENT Bernard (dir.), Un siècle d’historiennes, Paris, Des femmes-Antoinette Fouque, 2014, 350 p.
ERNOT Isabelle, « Des femmes écrivent l’histoire des femmes au milieu du XIXe siècle : représentations, interprétations », Genre & Histoire [En ligne], 4 | Printemps 2009, mis en ligne le 02 septembre 2009. URL : http://journals.openedition.org/genrehistoire/742
ERNOT Isabelle, « Historiennes et enjeux de l’écriture de l’histoire des femmes, 1791-1948 », Thèse de Doctorat, Université Paris 7 - Denis Diderot, 2004, 514 p. ; Françoise Thébaud, Écrire l’histoire des femmes et du genre, Lyon, ENS Editions, 2e édition, 2007 [1998].
FAUVEL Aude, COFFIN Jean-Christophe et TROCHU Thibaud, « Les carrières de femmes dans les sciences humaines et sociales (xixe-xxe siècles) : une histoire invisible ? », Revue d’histoire des sciences humaines, 35 | 2019, 11-24.PELLEGRIN Nicole (dir.), Histoires d’historiennes, Saint-Etienne, PUSE, 2006, 403 p.
PERROT Michelle, “Histoire des femmes et féminisme”, Journal français de psychiatrie, 2011/1 (n° 40), p. 6-9. DOI : 10.3917/jfp.040.0006. URL : https://www.cairn.info/revue-journal-francais-de-psychiatrie-2011-1-pag…
WAQUET Françoise, Dans les coulisses de la science. Petites mains et autres travailleurs invisibles, Paris, CNRS Éditions, coll. " Histoire, Histoire des sciences", 2022.