Ce dossier vise, d’une part, à rendre visible l’existence, encore dispersée dans le monde francophone, d’une géographie des mouvements sociaux et plus largement de l’action collective sous toutes ses formes, et d’autre part, à ouvrir des discussions sur les approches, objets, modes d’analyses, concepts, méthodes, etc., qui sont ou pourraient être adoptés. Si cette mise en visibilité et en débat a commencé à se faire dans la géographie anglophone à partir des années 2000, et si la prise en compte de l’espace par les spécialistes des mouvements sociaux (en histoire, sociologie ou science politique) prend de l’ampleur depuis quelques années, il faut avouer que la géographie francophone peine à faire de même.
Les travaux les plus nombreux à y être menés - et sans doute les plus visibles grâce à leur nombre ainsi qu’à l’existence d’ouvrages collectifs et dossiers thématiques de revues - portent sur un ensemble de mobilisations que l’on peut considérer comme assez proches les unes des autres même si les appellations sont variées : « conflits d’aménagement » (Appert, Drozdz, 2010 ; Drozdz, 2016 ; Lecourt, 2003, 2005 ; Pistre, 2010 ; Subra, 2007, 2008), « conflits urbains », « luttes » ou « mobilisations urbaines » (L’information géographique, 2012a, 2012b ; Trudelle, 2003 ; Villeneuve et al., 2006), « conflits d’usage » (Darly, 2009, 2012), « d’appropriation » (Pailloux, 2015), « environnementaux » (Charlier, 1999 ; Laslaz, non daté), « patrimoniaux » (Norois, 2000), « territoriaux » (Melé, Larue, Rosemberg, 2003), « de proximité » (Géocarrefour, 2012 ; Melé, 2013)[1]. Un point commun de toutes ces mobilisations semble être de porter une cause ou d’affirmer un enjeu touchant à la production ou à l’usage d’une portion de l’espace lui-même compris comme cadre matériel. Cependant, ces mobilisations ne représentent qu’une petite partie de ce que les géographes pourraient investir : on se demande bien pourquoi la géographie devrait se contenter de certains enjeux, et donc de certaines mobilisations, organisations ou pratiques, et s’interdire d’étudier les autres !
Le courant constitué en 1976 autour de la revue Hérodote, animée par Yves Lacoste puis Béatrice Giblin, a depuis sa naissance souligné l’intérêt et la légitimité de la géographie à travailler sur les conflits : « Luttes ouvrières, luttes urbaines, luttes régionalistes se déploient dans l’espace » annonce le premier éditorial (Hérodote, 1976, p. 6). Contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, la « géopolitique » qu’ils ont ensuite promue ne s’est jamais limitée aux relations internationales ni aux conflits de frontières : sa définition proposait de travailler sur l’ensemble des « rivalités de pouvoirs sur des territoires et sur les hommes qui s’y trouvent » (Lacoste, 1993, p. 3, souligné par nous). Les êtres humains n’évoluant pas « hors sol », cette définition permet d’ouvrir les horizons de travail à tout type de conflit. De même, lors du lancement de la « géographie sociale » dans les années 1980, ses promoteurs/trices avaient souligné l’importance de travailler sur les rapports de force et les conflits, et son orientation invitait à étudier en priorité les conflits sociaux, le syndicalisme, etc. (Frémont et al., 1984). Plus fondamentalement, si, comme il est écrit dans ce manuel-manifeste, le social et le spatial sont inséparables, ou, pour mieux dire, si tout fait social a une « dimension spatiale » (Veschambre, 1999, 2006 ; Ripoll, 2005, 2006), rien n’empêche d’élargir les objets d’étude à tout type d’enjeu et d’engagement.
Cette invitation ne porte ses fruits que depuis très récemment, comme en témoignent plusieurs thèses de doctorat s’inscrivant dans la géographie sociale et portant sur des mobilisations qui n’ont pas nécessairement une portion d’espace terrestre comme enjeu affirmé, tels que les mouvements de chômeurs, les mouvements altermondialistes ou le militantisme pour la décroissance (Ripoll, 2005a ; Uhel, 2013 ; Pailloux, 2016)[2]. Ces thèses témoignent du fait que, quels que soient les causes et les enjeux affirmés, il est toujours possible et pertinent d’analyser la dimension spatiale des actions collectives elles-mêmes, en chacun de leurs moments et sous toutes leurs coutures (naissance, structuration, alliances, actions, ressources, revendications, argumentaires, effets…), en partant du double principe que :
1) tout événement a nécessairement lieu quelque part, et doit donc être replacé dans son contexte non seulement temporel/historique mais aussi spatial/géographique - ce contexte et ses effets devant être pensés à différentes échelles ;
2) chaque élément d’une action collective, chaque facette du travail militant, a une dimension spatiale dont l’analyse est indispensable à sa pleine compréhension, et qui inclut cette mise en contexte sans s’y réduire : importance et conséquences de l’engagement du corps propre dans toute action ou pratique, de la coprésence comme des dispositifs de télécommunication, des conditions et modes de déplacement, des conditions et types d’usages et d’appropriation collective de l’espace (public ou privé), des conditions et structurations scalaires des organisations et des mobilisations (locales, nationales, internationales...), mais aussi des trajectoires résidentielles et des espaces vécus des participant·es, des rencontres et relations interpersonnelles, des positions dans les configurations locales des rapports sociaux (et pas seulement des rapports politiques), etc. Autant de facettes que l’on peut regarder sous un triple angle : matériel, institutionnel et idéel ou symbolique (Ripoll, 2005).
Au fond, l’engagement, les mobilisations, sont des objets de recherche comme les autres, sur lesquels peuvent être appliqués les approches et concepts les plus divers de la géographie contemporaine.
Cette orientation se retrouve dans la géographie anglophone où s’affirme depuis une quinzaine d’années une « géographie des mouvements sociaux » clairement identifiable. À côté d’autres approches - notamment autour du couple domination/résistance qui a connu un succès certain dans les courants critiques à la suite notamment des travaux de James Scott (Pile, Keith, 1997 ; Scott, 2009 ; Sharp et al., 2000…) - et dans le sillage de divers travaux qui peuvent être considérés comme précurseurs (Routledge, 1993 ; Herod, 1998, 2001 ; Political geography, 1994), Byron Miller est l’un des artisans les plus visibles de cette affirmation. Premièrement, il a choisi d’étudier des mouvements « pacifistes », une cause pour le moins « globale » et peu géographique à première vue, et de le faire à travers le triptyque space/place/scale, les trois principaux concepts qui se sont succédés sur le devant de la scène dans les années 1980-1990-2000. Ensuite, il a publié sa thèse sous la forme d’un plaidoyer qui revendique une généralisation du propos à l’étude des mouvements sociaux quels qu’ils soient (Miller, 2000). Enfin et surtout, lui et Deborah Martin ont mené un travail de synthèse critique des recherches pluridisciplinaires sur les mouvements sociaux en défendant une approche géographique (Miller, Martin, 2000) et ont su s’insérer très rapidement dans ce « sous-champ » et s’y faire (re)connaître, en coordonnant notamment un dossier de la revue Mobilization (2003). Dans les années qui ont suivi, plusieurs articles et ouvrages de synthèse ont plaidé pour une analyse systématique des « spatialités » de l’action collective, ajoutant encore de nouveaux concepts et angles d’attaque tels que ceux de réseau et de mobilité devenus incontournables dans la géographie anglophone (Featherstone, 2008 ; Leitner, Shepard, Sziarto, 2008 ; Nicholls, 2009 ; Nicholls, Miller, Beaumont, 2013).
La convergence s’opère aussi indéniablement avec le « sous-champ » de la « sociologie des mouvements sociaux », qui se développe et se structure en France depuis la fin des années 1990 (Mathieu, 2004 ; Neveu, 2005 ; Fillieule, Agrikoliansky, Sommier, 2010 ; Fillieule, Mathieu, Péchu, 2009). Si l’espace y a longtemps été un « angle mort », ou abordé sans être problématisé comme c’est souvent le cas dans certains secteurs des sciences sociales, plusieurs appels à s’y intéresser plus sérieusement ont été lancé à échéances irrégulières (Tilly, 2000 ; Sewell, 2001 ; Auyero, 2005 ; Hmed, 2008 ; Sawicki, Siméant, 2009 ; Combes et al., 2011 ; Combes, Garribey, Goirand, 2016b). On peut considérer que cela a commencé avec la question de la diffusion ou circulation transnationale des causes et répertoires d’action, puis celle de l’extension transnationale des réseaux de mobilisation eux-mêmes, autour des mouvements écologistes (Ollitrault, 2008) et de l’avènement des mouvements « altermondialistes » (Agrikoliansky, Fillieule, Mayer, 2005 ; Agrikoliansky, Sommier, 2005 ; Tarrow, 2005 ; Tarrow, Della Porta, 2005). Mais il semble que cette question n’ait pas été clairement vue comme une façon de « spatialiser » les analyses, ce qui n’incita donc pas non plus à regarder du côté de la géographie.
Cette étape semble à l’inverse avoir été franchie avec deux colloques récents, aboutissant à plusieurs publications collectives sur les « conflits de lieux / lieux de conflits » (Norois, 2016), « mouvements d’occupation » (Politix, 2017) et autres « lieux de la colère » (Combes, Garribey, Goirand, 2016a) : dans le sillage de conflits d’aménagement faisant l’actualité (tels que Notre-Dame-des-Landes) ainsi que des mouvements dits « des places » (Occupy, Indignés, printemps arabes…), c’est l’occupation physique de lieux circonscrits qui semble attirer l’attention sur l’importance de l’espace, sans s’y réduire. En fait, d’autres entrées explicitement spatiales avaient de longue date été empruntées en histoire, sociologie ou science politique, par exemple dans des travaux sur l’importance des contextes locaux dans l’étude des partis politiques (Communisme, 1987 ; Briquet, Sawicki, 1989 ; Sawicki, 1988, 1997), du métier politique (Lagroye, 1993) ou des élections (Gaxie, Lehingue, 1984 ; Lagroye, Lehingue, Sawicki, 2005 ; Gombin, Rivière, 2014 ; L’espace politique, 2014), sans même parler des politiques publiques, qu’elles soient « territorialisées » ou non (Koebel, 2006, 2009 ; Le Bart, Lefebvre, 2005 ; Mabilleau, 1993 ; Poupeau, Tissot, 2005...). Mais, le cloisonnement (sub)disciplinaire aidant, toutes ces réflexions utiles pour construire une analyse « spatialisée » des mobilisations - voire « socio-géographique » comme on a pu parler de « socio-histoire » - peinent encore à se rencontrer. Il semble qu’il manque encore, outre une attention plus soutenue du côté de la géographie, la pleine conscience que l’espace n’est pas un thème parmi d’autres, une caractéristique de certains enjeux ou de certains modes d’actions, mais qu’il peut au contraire être considéré comme une dimension de tout enjeu, de toute mobilisation, et des actions collectives dans toutes leurs facettes, et que l’on gagnerait donc à systématiser la réflexion en même temps qu’à échanger par delà les frontières (sub)disciplinaires.
L’objectif de ce dossier est donc de poursuivre résolument dans cette voie en favorisant la mise en visibilité mais aussi la mise en relation et confrontation des recherches existantes, notamment en géographie française ou francophone, ce qui suppose plusieurs séries de décloisonnements.
La rubrique Carnets de recherches accueillera ainsi des études portant sur tout type de mouvement social, mobilisation contestataire ou revendicative (Tilly, Tarrow, 2008), que les enjeux affirmés renvoient à des objets « géographiques » classiques (conflits d’aménagement, environnementaux, etc.), ou pas. Des comparaisons sont d’ailleurs à mener entre ces différents types de conflits, qui permettraient par exemple de poser la question des effets que peut avoir la dimension spatiale des enjeux affirmés sur la dimension spatiale des actions elles-mêmes (leur répertoire d’action, leurs stratégie d’alliance, leurs argumentaires, par exemple les conditions et modalités de leur montée en généralité et de leurs stratégies scalaires, leur médiatisation, etc.).
Il est aussi très important de ne pas se limiter aux seuls conflits ou mouvements sociaux, de ne pas se limiter aux seules modalités contestataires de l’action collective, afin d’interroger les différentes formes d’engagement ou de militantisme au quotidien, qu’il soit associatif, syndical ou politique (Sawicki, Siméant, 2009), d’intégrer les fameuses « alternatives concrètes » chères à de nombreux acteurs contemporains se revendiquant de « l’économie solidaire » ou de « l’écologie politique » par exemple, et pas uniquement parce qu’elles en appellent à leur tour au « local » à l’heure de la « mondialisation » (Cardonna et al., 2014 ; Frère, Jacquemin, 2013 ; Hély, Moulévrier, 2013 ; Mège, Pailloux, 2016 ; Ripoll, 2009).
Dans un autre ordre d’idées, le dossier accueillera tout type d’entrée ou mode de construction de l’objet, de méthode et de terrain d’enquête. Il peut s’agir d’étudier un conflit ponctuel, une organisation (formelle ou non), un type d’enjeu ou une cause, un mode d’action, un groupe social ou une catégorie particulière, un lieu de lutte, etc. Aucune échelle d’action n’est a priori privilégiée, de même qu’aucune zone d’étude spécifique, les problématiques étant souvent communes aux « Nords » comme aux « Suds », dans les grandes métropoles comme dans les petites villes, dans les espaces urbains centraux comme dans les espaces périurbains ou ruraux, dans les quartiers populaires comme dans les quartiers bourgeois, etc. -- des analyses comparatives et réflexions sur les effets de contexte (morphologiques, nationaux, etc.) pouvant d’ailleurs apporter des éclairages importants sur ce point.
Il va sans dire que ce numéro n’a pas vocation à promouvoir une orientation théorique spécifique en se fermant aux autres, mais plutôt de permettre de faire le point sur les diverses recherches et orientations existantes. Cela dit, sont évidemment bienvenus les textes désireux de promouvoir ou de critiquer une orientation, un concept, une méthode, etc., de même que les textes à vocation réflexive ou historiographique : il s’agit aussi de faire un bilan, de souligner ce qui est important voire décisif ou à l’inverse quelles sont les impasses.
Comme son nom l’indique, la rubrique « Carnets de débats » de la revue est spécifiquement prévue pour publier les textes de ce type, certes plus courts, mais lançant des pistes ou soulignant un problème à discuter.
La rubrique « Carnets de terrain » accueillera plus particulièrement les articles portant sur des expériences de terrain appelant analyse, des situations délicates ou difficiles mais aussi sur des expérimentations méthodologiques, des combinaisons entre techniques « qualitatives » et « quantitatives » (qu’il n’est pas question d’évacuer), ainsi que des questions réflexives (rapports au terrain et aux enquêté·es). Interroger explicitement la dimension spatiale de la méthode aurait aussi sa pertinence.
Enfin, la rubrique « Carnets de lecture » est ouverte à toute note critique permettant de rendre visible et de discuter les publications, récentes ou plus anciennes, voire « classiques », portant sur la dimension spatiale de l’action collective, qu’elles relèvent de la géographie ou non.
Modalités pratiques d'envoi des propositions
Les contributions proposées sont attendues au plus tard pour le 15 mai 2018.
Des déclarations d’intention peuvent être envoyées avant cette date pour avis.
Les instructions aux auteur·es sont données sur le site de la revue à cette adresse :
http://journals.openedition.org/cdg/823