Coordination : Judith Hayem, Wenjing Guo Louis Moreau de Bellaing,
La pandémie de Covid-19 et ses effets multiples ont augmenté dans le monde le nombre de celles et ceux qu’on appelle « les pauvres ». Elle souligne crûment l’accentuation de plus en plus marquée des inégalités dans tous les pays et fait glisser dans la précarité et la vulnérabilité de nouvelles franges de population. Dans les queues des distributions alimentaires et de produits de première nécessité, on ne trouve plus seulement des personnes sans-abri, SDF, exilés et demandeurs d’asile, mais de plus en plus des salariés précaires, des personnes isolées, des chômeurs, des familles monoparentales ou non, des étudiants, et même des indépendants, eux aussi frappés par la crise économique qui découle du confinement imposé par les gouvernements pour lutter contre le virus. Certaines banques françaises considèrent désormais que les restaurateurs et les serveurs sont des « publics à risque » au moment de leur accorder un prêt. Cette augmentation se compte par millions de personnes, et cela, notamment, dans des pays/nations où il n’y a pas à proprement parler de politique sociale. C’est le cas, par exemple, aux Etats-Unis.
Ainsi, dans les 12 derniers mois, dans de nombreux pays du monde - y compris en Europe - ce sont à nouveau les associations, les ONG, et les collectifs d’individus auto-organisés, soutenus ou non par les Etats et des organisations internationales, qui ont palié ou compensé l’absence ou la faiblesse d’une politique explicite de solidarité et de santé publique, afin de faire face aux effets socio-économiques et sanitaires à la pandémie.
L’évènement pandémie, dans sa dimension universelle, interroge donc, telle une loupe grossissante, la place, le sort et la fonction dévolue par les sociétés et les Etats contemporains aux pauvres, aux précaires, aux sans-abris et aux réfugiés avec ou sans toit, et plus largement aux différents laissés-pour-compte du fonctionnement de l’économie notamment dans les démocraties oligarchiques actuelles. Cette question n’a pas attendu la pandémie pour se poser, mais cette conjoncture planétaire vient accentuer ce questionnement sous plusieurs angles que ce dossier se propose de documenter.
Axe 1- Le premier problème qui se pose aux chercheurs et chercheuses qui s’intéressent à cette question, notamment en France, est de ne pas fétichiser, ni enfermer les individus dans une caractérisation économique, sociale, sociologique ou administrative qui prétendrait les incarner tout entier. La plupart des « précaires » ont connu un chômage long, certains la fin des droits liés au chômage, puis ils se retrouvent aux minima sociaux. Le nanti qui devient précaire, sans abri ou réfugié avec ou sans abri est rare, quasi inexistant. Il en va de même pour les exilés à la rue qui, parfois, dans leurs pays d’origine bénéficiaient de position et de statuts sociaux élevés. Il s’agit donc d’inscrire ces situations de fait dans une approche synchronique et dynamique longue, qui n’a pas attendu le covid-19 pour s’amorcer, et d’être attentifs à ce que disent les gens de leur situation, sans les assigner à un rôle ou une catégorie préalable. Qui sont ces populations pour elles-mêmes et pour les autres ? Quels sont leurs parcours ? Dans quelle mesure se maintient-il ou s’est-il créé des liens sociaux subjectifs et des rapports sociaux et politiques à l’occasion de la pandémie ? Dans le cas français, comme dans d’autres pays, quelles sont les nouvelles conséquences matérielles, psychiques, sociales et politiques qui se sont fait jour en dépit des interventions publiques ?
Axe 2- Sans catastrophisme exagéré, ni espérances béates sur « le monde d’après », ce dossier en appelle à des comptes-rendus de terrain et des analyses minutieuses permettant aussi d’interroger les résistances créatrices qui ont pu se faire jour face à le covid-19 et à ses conséquences socioéconomiques. C’est à partir d’enquêtes et d’analyses sur leur vie individuelle, sociale, économique et politique (entendu comme désir, pouvoir, volonté, obligation, subjectivation, autodétermination, échanges, rapports sociaux) que cet appel à contributions voudrait réunir des travaux de terrains permettant une réflexion et des pistes de recherche sur les effets créatifs et l’ouverture de possibles - malgré ou à la faveur paradoxale de la de la pandémie - pour ces trois catégories de population provisoirement désignées comme : précaires, sans-abris, exilés.
Parmi ces initiatives créatrices, nous nous intéressons notamment au rôle des nouvelles technologies. Ont-elles permis, parfois, de palier à la distance sociale imposée et autorisé l’émergence ou la persistance d’espaces ou de processus collectifs ? et si oui comment ? Comment, par ailleurs, la distance humaine qu’elles viennent à imposer dans les rapports sociaux, via les écrans, modifie-t-elle – ou pas – des processus d’exclusion, en les accentuant ou les justifiant ?
Ainsi, l’usage répandu, et parfois presque exclusif, de l’internet dans des démarches administratives ou pour des besoins essentiels, tels que les rendez-vous pour renouveler un titre de séjour ou faire une vaccination s’est encore accentué à l’occasion des confinements. Quand cette incontournable maîtrise numérique se substitue à l’attente aux guichets et aux permanences téléphoniques accessibles, la configuration numérique fixée au préalable n’en vient-elle pas à enfermer ou exclure davantage ceux qui n’ont nulle part où exposer la caractéristique exceptionnelle de leur situation ? Comment dès lors trouver une manière de rester humain et acteur de sa vie ?
Axe 3- Qu’est-ce que la conjoncture pandémique et sanitaire nous apprend sur le gouvernement contemporain de ces populations ? En France, le gouvernement a adopté à leur endroit – y compris en plein cœur de la crise sanitaire - des politiques que l’on peut tout à la fois qualifier d’autoritaires, d’infantilisantes et de répressives, marques d’une biopolitique accrue et par ailleurs, sous d’autres aspects, et en comparaison de certains pays voisins, sociales et solidaires. Il a aussi tiré avantage de la crise pour faire voter en catimini des lois qui renforcent la précarité des universités, des chômeurs, etc. Symétriquement, que nous apprend le rôle joué par les associations, les ONG et l’apparition de nouveaux collectifs auto-organisés sur la nature, la représentation et le rôle contemporain de l’Etat ? Il s’agira aussi de documenter ce que les personnes dites « vulnérables », « précaires », « à la rue », ou tout simplement « frappées par la crise », disent et pensent de leur rapport à l’Etat et aux associations et collectifs qui (ne) les assistent (pas). Ce qu’elles disent aussi de leurs propres ressources non seulement économiques mais aussi sociales et subjectives et politiques pour s’orienter et (sur)-vivre dans ce contexte
Ce numéro de l’Homme et la Société s’ouvre à toutes les disciplines qui pourront se saisir de ces axes depuis leur propre champ de questionnements. Les terrains illustrés pourront aussi bien être français qu’internationaux, en donnant leur place au comparaisons souvent instructives.
Les propositions d’articles sont à adresser à hayem.hommeetsociete@gmail.com pour le 10 juin 2021. Les articles complets sont attendus pour le 30 septembre 2021.