Dans la sociologie des religions de Max Weber, le « prophétisme exemplaire » renvoie au « modèle » d’une forme de vie exigeante pouvant conduire au salut (Weber 1996, Turina 2006) Transposé à l’activisme contemporain, le concept d’exemplarité peut s’avérer heuristique pour l’analyse des mouvements sociaux et politiques qui, en faisant reposer le « salut social » sur l’adoption d’un ensemble de pratiques quotidiennes, proposent un modèle d’engagement structurant le quotidien l’existence personnelle. A côté de la vie professionnelle et de la sphère religieuse, le militantisme constitue un espace possible de « réalisation de soi » et de ce que Weber nommait les « biens de salut » (Siméant 2009), qui ne renvoient pas nécessairement à un horizon de type religieux (Colliot-Thélène 1995, Heurtin 2014).
La logique de l’exemplarité implique une exigence d’appropriation personnelle de la cause embrassée, dès lors irréductible au « rôle militant ». Elle suppose, et c’est central, une forte dynamique de pari (par définition incertain) gageant un effet d’entraînement de sa propre action sur celle d’autrui. Cet effet est susceptible de rendre possible un avenir souhaité, ou d’empêcher un futur redouté d’advenir. Elle conjugue ainsi de façon singulière une forte personnalisation et un fort souci du destin commun, reposant sur une articulation entre l'observance de pratiques quotidiennes (au présent) et la préparation d'un futur collectif souhaitable.
Ainsi envisagée, l’exemplarité nous paraît faire partie de ces voies alternatives de politisation qui sont explorées activement aujourd’hui dans l’espace des mouvements sociaux pour construire des mobilisations selon des modalités en partie novatrices. On y repère en effet des modes de sensibilisation, de fidélisation et d’enrôlement qui, touchant au « personnel », au « privé » voire au « sensible » (Demeunelaere 2013, Centemeri 2018), échappent aux formats traditionnels sur lesquels étaient fondés le militantisme de masse ou, du moins, les principes qui étaient censés le réguler. On pense en particulier à la représentation par délégation (Bourdieu 1981, 1984 ; Pudal 1989 ; Ethuin 2004) et au cadre « civique/étatique » (Thévenot 2014; Colin-Lebedev 2017).
Parmi les mouvements sociaux travaillés par la dynamique de l’exemplarité personnelle, la Journée d’étude invite à prêter une attention privilégiée aux mouvements dont l’engagement est motivé par l’anticipation et la préparation d’un avenir alternatif à l’horizon socialement dominant. Cet engagement réunit au moins trois caractéristiques : il s’opère au moins autant en pratique(s) qu’en discours ou en conviction ; il doit être sans cesse réactivé au présent, jour après jour ; il s’inscrit dans des processus très divers, souvent tâtonnants et expérimentaux, dont l'ambition est la constitution de collectifs, même si ces derniers ne prennent que rarement les formes classiques d’organisation militante des groupes.
La dynamique de politisation par « anticipation et préparation » de l’avenir est entendue ici sur un mode extensif. Elle renvoie d’abord aux mobilisations animées par l’ambition de transformer la société en prenant en compte l’enjeu de la « soutenabilité écologique » et de la « durabilité » (Vivien 2007, Pestre 2011, Felli 2016). Depuis le début du XXIème siècle, marqué par la mise en évidence d’une crise climatique et environnementale structurelle sur le plan planétaire (Steffen, Crutzen & McNeill 2007, Bonneuil & Fressoz 2013), de nombreux mouvements d’ordre et d’amplitude variés se sont constitués. Ils visent à préparer, selon des modalités fort différentes, l’émergence d’autres modèles d’organisation socio-économique qui seraient moins destructeurs des conditions de la vie humaine dans la biosphère, que ceux qui ont été développés dans le cadre du métabolisme social en vigueur depuis l’ère industrielle et surtout depuis la « grande accélération » de l’après Seconde Guerre mondiale (Haberl & Fischer-Kowalski 2008, Martinez-Alier & alii 2014, Bourg & Arnsperger 2017). On pense ici aux mouvements contemporains de transition écologique et climatique (Frère & Jacquemain 2013, Dielts & Garrets 2014), au réseau transnational des Villes en Transition (Hopkins 2010). On pense aussi aux alternatives pour une décroissance soutenable (Asara & alii 2015, Flipo 2017), aux mouvements anti-gaspillage (Hajek 2009), au mouvement anti-OGM (Hayes 2007, Muller 2009), aux mouvements de sobriété et de promotion du « rationnement convivial » (Szuba & Semal 2010, Semal 2015). Dans le domaine de l’alimentation, on doit citer l’émergence du food activism (Sinischalci 2010) et la nébuleuse créative de l’agroécologie (Deléage & 2012, Demeulenaere 2014, Foyer 2018).... Ces mouvements développent des types d’organisation et de participation militante dont les caractéristiques particulières sont encore insuffisamment étudiées. Loin de certains clichés romantiques liés au « retour à la terre », certains d’entre eux empruntent des instruments au monde du marché globalisé (notamment les nouvelles technologies de communications) ; ils expérimentent des modes de construction des collectifs soucieux des singularités et libertés individuelles reprenant des éléments à la culture do-it yourself etpunk (Hein 2012), mais aussi aux traditions libertaires, non-violentes, etc. (Collectif Mauvaise Troupe, 2014), tout en affichant des ambitions de transformation systémique des modes d’existence. Ce faisant, ils tendent à se distinguer de l’aspiration à l’abondance matérielle qui caractérise la plupart des visions politiques du progrès développées au XXème siècle (Aykut 2015).
L’activisme anticipateur peut aussi prendre, plus largement, d’autres chemins, comme ceux de l’imagination et de la construction d’alternatives aux cadres de société dominants, sur le modèle plus classique de l’expérience utopique. Dans le cours des derniers siècles, l’élaboration d’alternatives sociopolitiques a en effet été expérimentée, sous le nom d’utopie sociale, par des générations successives de mouvements religieux chrétiens, du monachisme aux sectes protestantes (Séguy 1971), puis par les mouvements socialistes dits « utopiques » (fouriéristes, anarchistes, etc., voir Riot-Sarcey 1998, Mercklé 2006). Plus récemment, l’utopie néo-rurale (Hervieu & Hervieu-Léger 1979, 1983), l’utopie communautaire (Lacroix 1981) et autogestionnaire (Georgi 2003) ont constitué des expériences marquantes des années post-1968 (Siméant & Pagis 2017, Gobille 2017). Parmi les initiatives actuelles relevant de l’utopie anticipatrice, on peut intégrer les mouvances contemporaines d’explorations d’alternatives au capitalisme global, comme les luttes “zapatistes” du Chiapas, au Mexique (Baschet 2014), et les opérations de « sécessions » contre la construction d’infrastructures, comme à Notre-Dame-des-Landes (Pruvost 2017). Les expérimentations politiques et spatiales menées par les « Indignés » à Madrid ou par le mouvement Occupy à New York (Juris 2012) ressortissent également de ce registre d’élaboration d’alternatives. Les mouvements de défense de la cause animale (Traïni 2012) et Vegan (Cherry 2006) partagent cette caractéristique du pari de l’anticipation d’un nouveau monde : celui où l’alimentation carnée deviendrait impensable.
Au-delà des seuls mouvements engagés explicitement ou non dans un processus de « transition » vers un autre monde, cette journée invite à s’intéresser aux pratiques contemporaines d’engagement fondées sur l’exemplarité individuelle et l’anticipation de futurs alternatifs. Souvent localisés et de faible ampleur, ils se développent selon des modalités qui semblent les placer sous la plupart des « radars » mis au point par la sociologie politique. Cette visibilité réduite s’explique aussi par le faible investissement public de ces revendications (au regard des standards historiquement constitués par le mouvement ouvrier, les mouvements démocratiques ou révolutionnaires), et par leur forte dimension morale et personnalisée (Jasper 1997, Comby 2015). Nous faisons l’hypothèse que l’étude ces transformations relève pleinement de la sociologie politique des mouvements sociaux, et non de la seule « sociologie des styles de vie » qui concernerait des pratiques a priori conçuescomme relevant de la sphère « privée » (la consommation, le soin, l’alimentation, les pratiques de loisirs, la mobilité, etc.). En effet, on y retrouve des idées de « résistance » à un ordre dominant du monde ainsi que l’ambition d’une transformation systémique d’amplitude globale. Celle-ci peut prendre la figure du sauvetage d’un monde qui va au collapsus, à la catastrophe (Stengers 2009 ; Semal 2012 ; Servigne & Stevens 2014). Cette thématique de l’entrée dans un âge de catastrophes est particulièrement développée le cas de certains militantismes climatiques (Dielts et Garrelts 2016), écologiques (Ollitrault 2004, Ollitrault & Villaba 2014), ainsi que dans les Zones à défendre (Bulle 2017, Dechezelles 2017). Mais le degré de formalisation du modèle alternatif valorisé varie grandement, le long d’un spectre qui va du plus « personnalisé » et sectorisé à une seule sphère d’activité, vers le plus « communautarisé », le plus intégrateur et le plus totalisant.
Voir l’appel complet sur le site du projet ANR Symbios, ainsi que la composition du comité scientifique.
https://symbios.hypotheses.org/34
Cette journée d’étude entend donc mener une réflexion collective à partir de la restitution de résultats de recherche d’enquêtes empiriques menées sur des points abordés dans cet appel. Les cas étudiés peuvent porter sur des mouvements ou des activismes ancrés en France, mais aussi ailleurs en Europe. Les propositions doivent proposer un titre et présenter l’objet et la base empirique (enquête, corpus de textes, etc.) de la communication, ainsi que les références bibliographiques des travaux mentionnés.
Modalités pratiques d'envoi des propositions
Toutes les propositions de communication seront examinées avec attention.
Les propositions (environ 8000 caractères) sont à envoyer pour le 7 avril 2018 aux l’adresses suivantes :
Les auteurs des propositions seront informés du résultat du processus de sélection le 14 avril 2018.
Cette manifestation s'inscrit dans le cadre du projet de recherche "Symbios. Les mouvements de transition vers une société sobre" financé par l'Agence Nationale de la Recherche. Elle est soutenue par le laboratoire SAGE (UMR 7363, Strasbourg) et le laboratoire ARENES (UMR 6051, Rennes).
Manifestation scientifique soutenue par
- Le projet ANR Symbios – « Les mouvements sociaux de transition écologique ». Projet coordonné par G. Renou (Université de Strasbourg) et L. Centemeri (Cnrs), financé par le Programme ANR « Transition écologique, transformation sociétale, risques et opportunités (DS0103) 2014, référence du projet : ANR-14-CE03-0005.
- Le laboratoire SAGE (Umr CNRS n°7363, Université de Strasbourg)
- Le laboratoire ARENES (Umr CNRS n° 6051, Rennes).
Comité scientifique
- Marie Balas (Université de Strasbourg, Dyname),
- Sylvaine Bulle (Cresspa-Labtop, Université Paris-8),
- Isabelle Hajek (Université de Strasbourg, UMR SAGE),
- Philippe Hamman (Université de Strasbourg, UMR SAGE),
- Jean-Philippe Heurtin (Université de Strasbourg, UMR SAGE),
- Sylvie Ollitrault (CNRS, UMR Arènes, Rennes),
- Gildas Renou (Université de Strasbourg, UMR SAGE),
- Mathilde Szuba (IEP de Lille, CERAPS),
- Luc Semal (Muséum National d’Histoire Naturel, Paris, CESCO),
- Johanna Siméant (ENS, Centre Maurice Halbwachs, Paris).
Les organisateurs
- Marie Balas
- Sylvie Ollitrault
- Gildas Renou