Images du travail, travail des images (n° 21, septembre 2026): Représenter les scientifiques au travail (French)

Responsables scientifiques du numéro : Jérôme Lamy (CNRS), Jean-François Bert (Université de Lausanne). Coordinateur de rédaction du numéro : David Hamelin

Proposition de dossier pour la revue Images du travail, travail des images (n° 21, septembre 2026)

L’image scientifique et, plus généralement, la culture visuelle des pratiques savantes, ont fait l’objet de nombreuses enquêtes historiennes et sociologiques. Ainsi les travaux de Lorraine Daston et Peter Galison sur l’émergence de différents régimes d’objectivation par l’image se sont fondés sur une analyse précise des façons de représenter les objets de recherche (Daston, Galison, 2012). L’ouvrage classique dirigé par Michael Lynch et Steve Woolgar, Representation in Scientific Pratice (Lynch, Woolgar, 1990), donnait à voir la multitude des entrées visuelles dans les manières de connaître. De même, l’administration de la preuve par l’image a fait l’objet d’intenses recherches, permettant de situer un régime scopique étendu au public le plus large (Bigg, Vanhoutte, 2017). Plus généralement, la place des images dans les dispositifs politiques de recherche – notamment dans les tentatives de domination coloniales (Bleichmar, 2012) – rejoint celle des pratiques discursives. Enfin, les enjeux commerciaux d’une science prise dans les intérêts marchands (Margócsy, 2014) mettent au jour des cultures visuelles historiquement spécifiques.

Cependant, il est un domaine où l’attention aux images de la science reste à confirmer, c’est celui des savant∙e∙s au travail. Les corps des savant∙e∙s (Bert, 2023), leurs positions mises en scène pour témoigner du labeur de la pensée, les démonstrations collectives publicisées (comme dans les Congrès et les colloques [Miskell, 2016]), les représentations médiatiques (Babou, Le Marec, 2008) ou les implications plus didactiques (Robert, 1995 ; Gauthier, 1996) restent encore à explorer.

Cette proposition de dossier vise à restituer la diversité des grammaires visuelles du travail savant : qu’il s’agisse des portraits, des peintures, des sculptures, des photographies, des films, des effigies, ou encore des images plus populaires, comme les timbres. Ce sont tous les supports de l’image laborieuse de la science qui pourront être évoqués. L’enjeu est de saisir ce que les représentations disent (ou reconstruisent) à la fois du travail savant, de ses spécificités (e.g. l’usage des instruments [Dekker, Lippincott, 1999 ; Lamy, Bert, 2021], les différences selon les disciplines), des tensions qu’il porte (e.g. entre le collectif et les tropes du génie), des mythologies qu’il reconfigure (e.g. le travail sur le terrain vs. le travail en laboratoire), des forces politiques qui l’animent (e.g. les luttes des scientifiques et leur médiatisation), des hiérarchies sous-jacentes (e.g. les effets du genre [Mitchell, McKinnon, 2018], la place des technicien∙ne∙s, des assistant∙e∙s [Shapin, 1989]).

Les propositions veilleront à mettre au centre de leur questionnement les représentations, leur matérialité et leurs spécificités. De même, il importera de ne pas s’en tenir à des approches purement descriptives. Le dossier mettra plutôt en valeur les articles prenant en compte les processus de fabrication des images.

Les approches pourront émaner d’historien∙ne∙s, de sociologues, d’anthropologues. Le comparatisme est bienvenu dans les analyses. Le dossier accueillera des articles se concentrant sur les images conçues dans leur diversité matérielle, processuelle et pratique la plus grande : de l’image fixe (peinture, photographie, dessins, BD), aux films, aux jeux-vidéos…

Quelques grands axes peuvent orienter les propositions d’articles

  • Représenter l’ergonomie savante : les bureaux, les cabinets, les bibliothèques, les laboratoires, les observatoires, les savant∙e∙s sur le terrain. L’enjeu, ici, est de donner à voir les arrangements spatiaux et matériels mis en scène et/ou construits pour les besoins d’une représentation savante dont on pourra chercher à repérer les stéréotypes et les motifs : l’écrivain∙e assis à son bureau ou dans son cabinet ; le lecteur ou la lectrice représenté le livre ouvert, sur une table de bibliothèque, mais aussi en dehors, en promenade, ou encore lors d’un déplacement ; le ou la scientifique montré en train de regarder au travers de ses instruments (Dibie, 2020 ; Bernasconi, Nellen, 2019).
  • Représenter le travail en action : les images détaillant les gestes savants selon leur spécialité (le ou la médecin, l’architecte, les naturalistes…) dessinent les contours d’une grammaire des compositions visuelles selon les lieux-communs attachés à une discipline. On peut penser, par exemple, à l’historien∙ne∙s dans les archives (Artières, 2015). L’enjeu pour certains savant∙e∙s peut d’ailleurs être de déjouer parfois l’image attendue. C’est le cas par exemple du sociologue Erving Goffman, qui s’ingéniait à se faire photographier sans livre, sans feuille et sans stylo (Winkin, 2022).
  • La difficile représentation des savoir-faire : le coup d’œil, la maîtrise du corps, l’instrument dédié forment quelques-uns des moyens visuels mis en œuvre pour évoquer une pratique difficilement descriptible, opaque dans ses subtilités, échappant, pour l’essentiel, aux ordinaires matrices de la représentation. Que donne-t-on à voir dans ces images d’une manière de faire science ? Que laisse-t-on filtrer visuellement de l’ordinaire des recherches qui reposent sur des savoir-faire particuliers ?
  • Les petites mains du travail savant : les secrétaires, les technicien∙ne∙s, les ingénieur∙e∙s, les assistant∙e∙s… Le travail savant est d’abord et avant tout collectif (Waquet, 2022). Une partie importante de l’imaginaire visuel occidental moderne s’ingénie à réduire ce foisonnement d’acteurs∙trices à la seule personne du savant, intronisé en génie solitaire. Comment les représentations imagées travaillent-elles cette tension ? Quelle place est donnée aux agent∙e∙s de la recherche ? Existe-t-il des codes graphiques et visuels pour les évoquer ?
  • Les lieux communs de la représentation : Einstein tirant la langue met en tension le sérieux du savant et sa capacité à faire rire, la photographie de Watson et Crick autour de la représentation de l’ADN fait surgir l’infiniment petit au côté des savants, Andrew Wiles, pris devant un tableau noir, est un véritable point nodal des représentations de mathématicien∙ne∙s (songeons au film Le théorème de Margueritte [2023])… Ces allant-de-soi visuels supposent des consolidations perpétuelles du champ des représentations dont il conviendrait d’analyser les soubassements sociaux, culturels, politiques… (Chambers, 1983). Ainsi la figure du savant-explorateur, image canonique de la virilité scientifique (Oreskes, 1996), constitue, par exemple un code visuel relativement commun. Il est possible, également, d’intégrer à l’analyse la caricature du/de la savant∙e∙ au travail, qui, d’une certaine manière, distingue les traits saillants et communément admis de la figure du ou de la scientifique (on pense ici à Darwin ou Newton par exemple). La caricature et la bande-dessinée procèdent d’une même exploitation de figures partagées du savant au travail.
  • Et ailleurs ? Qu’en est-il de ces représentations de savants au travail dans d’autres configurations (historiques et culturelles) savantes ? Qu’est-ce que ces représentations nous disent du savoir et du savant en Inde, dans les mondes musulmans, ou au Japon ? Comment le savoir y est-il compris et surtout montré ? Est-il de l’ordre d’un sacrifice, d’une joie, d’une aventure ? L’occasion d’une fuite ou d’un retrait du monde qui peut aussi être représenté ?
  • L’évolution historique des représentations. Si l’on se fixe sur un savant et son image, peut-on repérer, sur le long cours, des transformations des postures dans lesquelles il est présenté ? D’Ada Lovelace à Pasteur, de Newton à Marie-Curie, les scientifiques les plus connu∙e∙s ont été pris dans des régimes successifs de représentations très différents. Des enquêtes longitudinales pourront être menées sur ces figures célèbres, afin de déchiffrer les codes historiques de leur présentation.

Ces axes ne sont que quelques éléments d’indication pour orienter les propositions ; toutes les enquêtes et les analyses sur l’ordre visuel qui sous-tend le travail des scientifiques sont bienvenues dans ce numéro.

Les propositions de contributions peuvent être issues des différentes sciences sociales. Elles reposent nécessairement dans leur démonstration sur un corpus d’images mobilisées dans l’enquête. Ces images en noir et blanc ou en couleurs doivent être reproduites dans l’article. Rappelons que Images du travail, Travail des images est une revue scientifique entièrement numérique, gratuite et ouverte. L’auteur doit à ce titre s’assurer de la disposition des droits d’utilisation et de diffusion. Les articles sont d’un format de 30 000 à 50 000 signes maximum. Dans un premier temps, sont attendues des propositions d’articles soit un texte d’intention de 2000 à 3000 signes en tenant compte du calendrier suivant :

15 mars 2025 : date limite de réception des propositions d’articles par courriel aux adresses suivantes.

30 septembre 2025 : envoi des articles en vue de leur soumission au comité́ de rédaction de la revue (les publications devront être rédigées en français).

Contacts pour toutes informations complémentaires et pour l’envoi des documents :

 

Références

Artières, P. (2015) « L’historien face aux archives », Pouvoirs, n° 153, p. 85-93.

Babou I & Le Marec J (2008) « Les pratiques de communication professionnelle dans les institutions scientifiques. Processus d’autonomisation », Revue d’anthropologie des connaissances, vol. 2, n°1, p. 115-142.

Bert J.F. & Lamy J. (2021) Voir les savoirs, Lieux, objets, gestes de la science, Paris, Anamosa.

Bert J.F. (2023) Le corps qui pense. Une anthropologie historique des pratiques savantes, Bâle, Schwabe.

Bigg C. & Vanhoutte K. (2017) « Spectacular astronomy », Early Popular Visual Culture, vol. 15, n°2, p. 115-124

Bernasconi, G., Nellen, S. (dir.) (2019) Das Büro. Zur Rationalisierung des Interieurs, 1880-1960, Bielefeld, Transcript Verlag

Bleichmar D. (2012) Visible Empire. Botanical Expeditions and Visual Culture in the Hispanic Enlightenment, Chicago, The University of Chicago Press.

Chambers, D.W. (1983) « Stereotypic Images of the Scientist : The Draw a Scientist Test », Science Educaton, vol. 67, n°2, p. 255-265.

Daston L. & Galison P. (2012) Objectivité, Dijon, Les Presses du Réel, 2012

Dekker E. & Lippincott K. (1999) « The Scientific Instruments in Holbei’s Ambassadors : A Re-Examination », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, vol. 62, n°1, p. 93-125.

Dibie, P. (2020) Ethnologie du bureau. Brève histoire d’une ethnologie assise, Paris, Métaillié.

Gauthier G. (1996) « La représentation des enseignants dans le cinéma français, 1964-1994 », Recherche & Formation, n° 21, p. 43-56.

Lynch M. & Woolgar S. (dir.) (1990) Representation in Scientific Practice, Cambridge (Mass.), MIT Press.

Margócsy D. (2014) Commercial Visions. Science, Trade and Visual Culture in the Dutch Golden Age, Chicago, The University of Chicago Press.

Miskell L. (2016) Meeting Places. Scientific Congresses and Urban Identity in Victorian Britain, Londres, Routledge.

Mitchell M. & McKinnon M. (2018) « ‘Human’ or ‘objective’ faces of science ? Gender stereotypes and the representation of scientists in the media », Public Understanding of Science, vol. 29, n°2, p. 177-190.

Oreskes N. (1996) « Objectivity or Heroism ? On the Invisibility of Women in Science », Isis, vol. 11, p. 87-113.

Robert A. (1995) « Quelques aspects de l’image des enseignants à travers leur presse syndicale », Recherche & Formation, n° 21, p. 57-71.

Shapin S. (1989), « The Invisible technicians », American Scientist, vol. 77, n°6, p. 554-563.

Waquet F. (2015), L’ordre matériel des savoirs. Comment les savants travaillent XVIe-XXIe siècles, Paris, CNRS éditions

Waquet, F. (2022), Dans les coulisses de la science. Techniciens, petites mains et autres travailleurs invisibles, Paris, CNRS éditions.

Winkin Y. (2022), D’Erving à Goffman. Une œuvre performée ?, Paris, MKF.

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