CfP: (Re)connaître le travail : figures des travailleur·euses de l’Antiquité à nos jours

Call for papers, deadline 31 March 2023 (in French)

L’équipe des doctorant·es du Centre de recherche en histoire comparée européenne (CRHEC) consacre sa sixième journée d’étude aux figures des travailleurs et travailleuses reconnu·es comme tel·les de l’Antiquité à nos jours. Cette rencontre a pour but d’inviter les jeunes chercheurs et chercheuses à réfléchir au travail reconnu sur le temps long, en replaçant ses acteur·ices dans leur contexte politique, social et économique. L’objectif est d’interroger les rapports de distinction et de valorisation des travailleurs suivant la nature de leur activité. Dans ce cadre, la question du travail non reconnu, à l’instar du travail domestique, militant et invisibilisé sera abordée. Un intérêt particulier sera aussi accordé aux conditions d’accès au travail reconnu, à l’exemple de la formation professionnelle.

 

Argumentaire

Dans un article de 2006, les sociologues Thomas Amossé et Olivier Chardon [2006] définissent une catégorie de « travailleur·euses non-qualifié·es », qui serait à cheval entre les celles d'ouvrier·es et d’employé·es, mais qu’un « véritable fossé » séparerait des autres travailleur·euses. La qualification constituerait donc un critère essentiel pour caractériser les conditions de travail des individus et la reconnaissance sociale suscitée par leur activité. Or, chaque époque voit naître une définition particulière du travail qui reflète, en miroir, les préoccupations et les aspirations des sociétés dans ces contextes différents [Méda 2011]. Aujourd’hui, l’importance grandissante du critère de qualification dans les définitions contemporaines du travail traduit notre « trouble » à en établir des catégories. Cette difficulté vient d’une évolution du travail qui, depuis une trentaine d’années, recouvre des activités toujours plus nombreuses et variées [Albert et al. 2017]. Consciente de la nécessité d’historiciser l’apparition du critère de « travail qualifié » dans le champ des sciences humaines et sociales, l’équipe des doctorant·es du CRHEC consacre sa 6e journée d’études aux figures des travailleurs et travailleuses reconnu·es comme tel·les de l’Antiquité à nos jours.  

Dès l’Antiquité, le concept de métier, caractérisé par l’exercice d’un travail socialement reconnu, est indissociablement lié à l’idée de la maîtrise d’un savoir-faire spécifique, de compétences et de règles de l’art, que recouvre le grec « technê »  [Warin 2021]. Ainsi, l’architecte romain Vitruve (De Architectura, 6, préambule 7), en critiquant toutes les personnes qui se réclament architectes sans en avoir les compétences, rappelle que tous les artisan·es doivent s’appuyer sur des artes, des savoirs assimilés, pour se prévaloir de leur statut de « gens de métier » [Monteix et Tran 2011]. S’intéressant à la pyramide maître-valet-apprenti dans le monde artisanal, Philippe Bernardi [2009] montre l’importance du travail et des qualifications dans la construction des hiérarchies et des identités sociales au Moyen Âge, plus complexes que ne laisse croire le triptyque des ordres « oratoresbellatoreslaboratores » [Duby 1978]. L’apologie de la division du travail par Adam Smith pour qui « la séparation des divers emplois et métiers » est le propre des « pays qui jouissent du plus haut degré de perfectionnement » [1776, 1990] invite à voir un fil rouge de l’histoire du travail par-delà ses mutations, dans la conviction que l’on peut délimiter et  décrire les métiers ainsi que les juger. Pour autant, si tout métier nécessite l’assimilation d’un minimum de compétences ou de savoirs, toute forme de travail n’est pas reconnue de la même manière. D’une part, tout travail n’est pas reconnu dans le sens où il n’est pas identifié comme un travail à proprement parler, et cette reconnaissance peut varier d’une période et d’un lieu à l’autre. D’autre part, la reconnaissance différenciée d’un travail peut se penser au regard de l’espace social dans lequel il se trouve ou dans lequel il est étudié : tandis que certaines formes de travail profitent d’une reconnaissance sociale entendue comme une valorisation et une légitimation sociale, d’autres, pourtant bien reconnues et identifiées comme des formes de travail, en sont exemptes. Cette approche, fondamentale dans le cadre de la “théorie de la reconnaissance” [Honneth 1992], demande à être replacée dans une évolution historique, qui rende leur place aux ruptures et aux continuités. La construction d’une hiérarchie des individus en fonction de leur activité est-elle seulement le fait de sociétés faisant, à partir des XVIIIe-XIXe siècles, du travail leur valeur maîtresse [Weber 1904] ?

Pourquoi et sur quels critères s’établit cette distinction entre travail reconnu et non reconnu ? Cette distinction peut-elle réellement s’appliquer à toutes les époques et toutes les aires géographiques ? Et comment peut-elle nous éclairer aujourd’hui sur la manière d’appréhender le travail en tant qu’historien·ne ? En confrontant des cas issus de périodes et de zones géographiques diverses, cette journée d’étude a donc pour objectif de caractériser le travail reconnu sur le temps long, en replaçant ses acteur·ices dans leur contexte politique, social et économique.

Nous proposons d'interroger la perception des distinctions entre travailleur·euses reconnu·es et autres travailleur·euses dans différentes sphères du monde social. La maîtrise d’un savoir-faire suffit-elle à exercer un travail reconnu qui procure une position sociale spécifique ? La question de la reconnaissance du travail, qualifié ou non, et la hiérarchisation des activités peut-elle faire naître des conflits entre les travailleur·euses ? Pour explorer ces thématiques, la question du statut professionnel apparaît centrale. Il s’agit alors d’interroger la situation administrative, sociale et économique donnant, ou non, un cadre à l’activité exercée et de se demander comment elle influe sur la reconnaissance et le niveau de vie du ou de la travailleur·euse.

Une attention sera aussi portée à la nature même des sources qui permettent à l’historien·ne d’aborder le travail reconnu. La documentation écrite est majoritairement produite par des personnes appartenant à des catégories sociales supérieures qui maîtrisent l’écrit, ou du moins qui s’en attribuent la légitimité. Or, les membres des catégories sociales supérieures peuvent avoir une vision négative de certaines formes de travail, en particulier lorsqu’il s’agit de tâches manuelles associées, suivant les époques, à ce qui est ingrat, ignoré, peu prestigieux. Certaines activités ne sont même pas mentionnées, à l’exemple du travail forcé ou invisibilisé, comme celui des femmes. Pour dépasser ce cadre restrictif, il est donc nécessaire de développer et de penser diverses stratégies méthodologiques susceptibles de renouveler l’approche de la figure du ou de la travailleur·euse.

Trois axes, en particulier, guideront notre réflexion :

Axe 1 : Société et travailleur·euse spécialisé·e : des rapports de distinction et de valorisation

Cet axe se propose d’aborder les rapports entre les acteur·ices du travail reconnu·es selon une qualification particulière et le reste de la société. Fruit d’un apprentissage spécifique et potentiellement long, le travail qualifié peut faire naître, chez ses acteur·ices, un sentiment de fierté. Elle se traduit par des modes de représentation spécifiques à travers lesquels le·a travailleur·euse revendique son activité professionnelle, les qualités associées et, le cas échéant, la corporation à laquelle il ou elle appartient. Pour autant, il faut se garder de tout raisonnement hâtif car, suivant les domaines d’activité et les époques, l’hyperspécialisation n’est pas forcément synonyme de prestige social. En effet, dans certains cas à l’instar du taylorisme ou du fordisme, la sur-spécialisation des tâches débouche, paradoxalement, à une perte de qualification, à un “travail en miettes”, selon les termes de Georges Friedmann [1956], qui fragilise la place de nombreux travailleur·euses dans la société, quand bien même la déqualification des tâches d’exécution se serait accompagnée d’une plus grande reconnaissance d’ouvrier·es comme les outilleur·euses. En outre, des professions demandant un haut degré de technicité et correctement rémunérées peuvent être dévalorisées en raison de la nature même des activités exercées, si elles génèrent, par exemple, des désagréments environnementaux (saleté, puanteur, pollution) ou si elles sont liées à des interdits religieux ou sociaux [Botte et Vincent 2020 ; Jarrige et Le Roux 2017]. Un grand intérêt sera également accordé aux contributions déterminant dans quelle mesure le concept du travail reconnu s’applique également au vaste domaine du travail agricole, réputé par nombre d’observateur·ices comme Adam Smith [1776] moins spécialisé que celui de l’artisanat. Y aurait-il, en matière de travail reconnu, une césure entre travail agricole, rural, libre, et travail artisanal, urbain, organisé en métiers, corporations, syndicats ?

Axe 2 : Travail domestique, travail militant, travail invisibilisé : intégrer les formes de travail non reconnus, un travail pour l’historien·ne 

Afin de mettre en lumière les formes de travail invisibilisées, le deuxième axe sera consacré au travail qui n’est pas reconnu comme tel, c'est-à-dire qui ne fait l’objet d’aucune gratification, qu’elle soit sociale, financière ou symbolique. De fait, travail visible et invisible, libre et contraint se superposent et s’influencent, et les situations d’esclavages ou de travail forcé sont nombreuses à travers les époques, comme l’a démontré Alessandro Stanziani [2020]. C’est aux féministes que l’on doit par ailleurs les analyses en termes de « travail invisible », qui permettent notamment de penser le travail domestique comme un véritable travail. Celui-ci, qui a fait l’objet de luttes pour être visibilisé et reconnu apparaît dans l’historiographie assez récemment [Sarti et al. 2018]. Par ailleurs, le travail militant et la division sexuée du travail qui y existe sont d’autres formes de travail invisibilisé mises au jour par les sciences sociales [Kergoat 1992 ; Fillieule et Roux 2009]. Le travail et sa reconnaissance gagnent par ailleurs à être analysés dans une perspective intersectionnelle [Crenshaw 1989] d’imbrication des rapports sociaux de classe, de genre, de race afin de produire une analyse historique qui intègre l’analyse des rapports de pouvoir.

Axe 3 : Les conditions d’accès au travail reconnu : la voie de la formation professionnelle

Pour cerner la figure des travailleur·euses dont le métier est socialement reconnu, la question de la formation professionnelle apparaît essentielle. Cette problématique est d’autant plus prégnante qu’une carence dans la formation de certains métiers peut conduire à une pénurie de main d’œuvre paralysant, par la suite, l’ensemble de la chaîne de production. De fait, de grandes synthèses comme celle de Maarten Prak et Patrick Wallis [2019] ont mis en évidence le rôle structurant de l’apprentissage dans l’organisation du travail en Europe, au moins à partir de la fin du Moyen Âge. Des institutions et structures d’enseignements existent donc depuis longtemps, avant même une prise en main par les États au XIXe siècle, avec la création de diplômes comme le CAP dont Stéphane Lembré a étudié la mise en place en France [2016]. Comment s’organise la transmission de ces compétences ? Qui enseigne, qui reçoit l’apprentissage ? Combien de temps dure l’apprentissage ? Qui surveille la qualité du travail émis ? Quels prérequis font l’objet d’examen ? Comment les figures des travailleur·euses se déclinent-elles dans des grilles hiérarchiques plus ou moins formalisées ? Les statuts diffèrent-t-ils suivant l’apprentissage sanctionné ou non par l’obtention d’un diplôme, l’expérience antérieure, le niveau de salaire ? Quel est le poids économique des travailleur·euses qualifié·es dans les systèmes économiques ? 

Modalités de soumission

Les propositions de communication devront être envoyées à l’adresse mail suivante : journeedoctorantcrhec@gmail.com

avant le 31 mars 2023.

Elles doivent comporter un titre, un résumé de la communication (1000 caractères maximum, espaces compris) et doivent être accompagnées d’une courte présentation de l’auteur·rice et d’une bibliographie de quelques titres. Les communications ne devront pas dépasser vingt minutes pour laisser la place aux questions et discussions. 

Les réponses seront communiquées jusqu’au 10 avril 2023.

Lieu : Université Paris-Est Créteil – Campus Centre – Créteil (94)

Calendrier

  • 09 février 2023. Diffusion de l’appel à communications
  • 31 mars 2023. Date limite de l’envoi des propositions de communications

  • 10 avril 2023. Réponses et élaboration du programme
  • 30 mai 2023. Journée d’études

Comité d'organisation

  • Camille Courgeon, Université Paris Est-Créteil (CRHEC) 
  • Chloé Buton, Université Paris-Est Créteil (CRHEC)
  • Clothilde Azzi, Université Paris-Est Créteil (CRHEC) et ENS (AOrOc)
  • Francesco Olivo, Université Paris Est-Créteil (CRHEC) et Sciences Po Grenoble (Cerdap²)
  • Franziska Seitz, Université Paris-Est Créteil (CRHEC)
  • Niki Apostolou, Université Paris Est-Créteil (CRHEC), Université de Thessalie et Université Technique Nationale d’Athènes

Bibliographie

Albert, Anaïs, Plumauzille, Clyde, Ville, Sylvain, « Déplacer les frontières du travail », Tracés. Revue de Sciences humaines, n°32, 2017, p.7-24.

Amossé, Thomas, Chardon, Olivier, « Les travailleurs non qualifiés : une nouvelle classe sociale ? », Économie et statistique, n°393, 2006, p. 203-229.

Bernardi, Philippe, Maître, valet et apprenti au Moyen Âge. Essai sur une production bien ordonnée, Toulouse, CNRS/Université de Toulouse-Le Mirail, 2009.

Botte, Emmanuel, Vincent, Alexandre (dir.),  « Nuisances de la production et production de nuisances : les effets des métiers en milieu urbain » (dossier), Mélanges de l’École française de Rome : Antiquité (MEFRA), n° 132-2, 2020.

Crenshaw, Kimberlé. « Demarginalizing the intersection of race and sex : A Black feminist critique of antidiscrimination doctrine, feminist theory, and antiracist politics » in K. Bartlett, R. Kennedy (éd.), Feminist legal theory. Readings in Law and Gender, New York, Routledge, 1991, p. 57-80.

Duby, Georges, Les trois ordres ou l’imaginaire du féodalisme, Paris, Gallimard, 1978.

Fillieule, Olivier, Patricia, Roux, Le sexe du militantisme, ParisPresses de Sciences Po, 2009.

Friedmann, Georges, Le Travail en miettes, Paris, Gallimard, 1956.

Honneth, Axel, Kampf um Anerkennung, Francfort sur le Main, Surkhampf, 1992.

Jarrige, François, Le Roux, Thomas, La contamination du monde : une histoire des pollutions à l’âge industriel, Paris, Seuil, 2017.

Kergoat, Danièle, « Des rapports sociaux de sexe et de la division sexuelle du travail », Les Cahiers du genre, n°3.1, 1992, p. 23-26.

Lembré, Stéphane, Histoire de l’enseignement technique, Paris, La Découverte, 2016.

Méda, Dominique, « Une histoire de la catégorie de travail » in C. Lavialle (dir.), Repenser le travail et ses régulations, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, p. 33-48, 2011.

Monteix, Nicolas, et Tran, Nicolas (éd.), Les savoirs professionnels des gens de métier. Études sur le monde du travail dans les sociétés urbaines de l'empire romain, Naples, Publications du Centre Jean Bérard, 2011.

Prak, Maarten, Wallis, Patrick (éd.), Apprenticeship in early modern Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 2019.

Sarti, Raffaella, Bellavitis, Anna, Martini, Manuela (éd.), What is work ? Gender at the crossroads of home, family, and business from the early modern era to the present, New York-Oxford, Berghahn, 2018.

Smith, Adam, De la division du travail, trad. et publ. en français, Revue française d'économie, n° 5-1, 1990 [1779], p. 105-123.

Stanziani, Alessandro, Les métamorphoses du travail contraint. Une histoire globale (XVIIIe-XIXe siècles), Paris, Presses de Sciences Po, 2020.

Warin, Isabelle, « La notion de technè en Grèce ancienne », Artefact, n°15, 2021, p. 45. [En ligne] http://journals.openedition.org/artefact/11251 (consulté le 17 janvier 2023).

Weber, Max, L'Éthique protestante et l'Esprit du capitalisme, trad. Jacques Chavy, Paris, Plon, 1964 [1904-1905].