Les propositions de communication devront interroger l’interpénétration en l’espace de travail et l’espace de vie, ou l’espace de travail et de hors-travail. Il s’agira de se pencher sur la manière dont les moments de travail et de hors-travail s’ancrent dans un même lieu, y sont négociés et/ou y entrent en concurrence. Quelles places le travail et le hors-travail occupent-ils dans la conception des espaces productifs, mais aussi dans la manière dont ils sont concrètement vécus, pratiqués et appropriés ? Comment la ligne de partage entre lieux (et moments) de vie et travail a-t-elle évolué depuis les époques les plus anciennes et sous quelles formes ? Dans quelle mesure est-elle véritablement opérante ? Comment se traduisent spatialement les rythmes du travail et du hors-travail ? Les moments de vie et de travail se déroulent-ils dans un seul et même lieu ou s’ancrent-ils dans des espaces spécifiques, strictement distincts ? Peut-on plus généralement dissocier la dimension temporelle de la dimension spatiale entre le travail et le hors travail ? Dans quelle mesure les lieux de travail sont-ils aussi des lieux de vie ? Comment sont-ils vécus et appropriés ? La fonction productive d’un lieu de travail peut-elle être subvertie par les acteurs qui l’occupent ?
La journée annuelle des doctorant∙es de l’Association française pour l’histoire des mondes du travail (AFHMT) portera cette année sur le thème « Travailler et vivre sur son lieu de travail ». Elle se tiendra à Paris, le 23 mai 2025.
Argumentaire
Dans L’espace ouvrier, Michel Verret évoque le débordement des normes du travail industriel dans l’intimité des foyers, au cœur de l’espace privé : « l’usine à table, l’usine au lit, le rêve du Capital… » (Verret, 1979). S’il s’agit ici du rêve jamais totalement atteint des patrons et des aménageurs, cette partition spatiale et temporelle entre travail et hors-travail n’a rien d’évident. La frontière entre lieux de travail d’une part, entendus comme des espaces dédiés aux activités productives, et lieux de hors-travail d’autre part, compris comme espaces domestiques, d’activités non productives et de sociabilités diverses, est plus ou moins poreuse. Elle est en réalité le fruit d’un processus de concentration de la main-d’œuvre et de l’appareil productif sur le temps long, s’étant traduit à partir de la fin du XVIIIe et surtout au cours du XIXe siècle dans le modèle des manufactures et des usines. Qu’on les envisage dans leur acception physique, sociale ou symbolique, les espaces de travail n’ont pas toujours été exclusivement dédiés à la fonction productive. Bien au contraire, des périodes anciennes aux plus récentes, en ville ou dans les campagnes, les espaces productifs comme les espaces domestiques sont largement multifonctionnels.
Depuis les années 1980, les études sur l’ancrage spatial du travail se sont multipliées, aussi bien en contexte urbain (Stella, 1993 ; Frey, 1995 ; Gribaudi, 2014) que dans les espaces ruraux (Pigenet, 1988). S’y sont également intéressées les monographies d’usines (Schweitzer, 1982 ; Frey, 1986 ; Cohen, 2011 ; Dewerpe, 2017), l’histoire du paternalisme industriel et du logement des travailleur∙euses, qu’il s’agisse du logement servile (Gaston, 2018), du logement ouvrier (Verret, 1979) ou du logement social (Guerrand, 1992), tandis que l’archéologie et l’archéologie expérimentale ont permis de faire l’histoire de ces « lieux de métiers » (Monteix, 2010) que sont les échoppes, les boutiques, les ateliers ou les sites industriels (Major, 1975 ; Morel, 1987 ; Jarrige et Le Roux, 2021).
Florence Weber s’intéresse quant à elle au travail à côté, à la sortie de l’usine (Weber, 1989). Qu’il s’agisse de bricole ou d’une activité paysanne, elle rappelle que la limite entre l’espace de travail et la vie privée est floue dans la mesure où les modes d’affirmation de soi pour soi et avec les autres sont connectés (voir aussi Lallement, 1990 ; Lüdkte, 1996 ; Renahy, 2015). Toutefois, si la dimension temporelle de cette limite est désormais bien connue (Maitte, Terrier, 2020), peu d’études historiques se sont pour l’heure intéressées à sa dimension spatiale. Il s’agira dès lors de se pencher sur la manière dont les moments de travail et de hors-travail s’ancrent dans un même lieu, y sont négociés et/ou y entrent en concurrence.
- Quelles places le travail et le hors-travail occupent-ils dans la conception des espaces productifs, mais aussi dans la manière dont ils sont concrètement vécus, pratiqués et appropriés ?
- Comment la ligne de partage entre lieux (et moments) de vie et travail a-t-elle évolué depuis les époques les plus anciennes et sous quelles formes ? Dans quelle mesure est-elle véritablement opérante ?
- Comment se traduisent spatialement les rythmes du travail et du hors-travail ? Les moments de vie et de travail se déroulent-ils dans un seul et même lieu ou s’ancrent-ils dans des espaces spécifiques, strictement distincts ?
- Peut-on plus généralement dissocier la dimension temporelle de la dimension spatiale entre le travail et le hors travail ?
- Dans quelle mesure les lieux de travail sont-ils aussi des lieux de vie ? Comment sont-ils vécus et appropriés ? La fonction productive d’un lieu de travail peut-elle être subvertie par les acteurs qui l’occupent ?
Ces questions pourront être abordées à partir d’études de cas menées à une échelle fine (un bâtiment, une maison, un complexe productif voire un quartier). Le lieu de travail sera appréhendé de façon dynamique, non pas comme espace donné a priori mais comme « produit » d’une pluralité d’acteur∙ices (Lefebvre, 1974). Portion d’espace perçu, conçu et « vécu » (Frémont, 1976), il pourra être cerné dans ses évolutions, de la conception à la destruction, en passant par la pratique concrète du lieu, la manière dont il est habité et les représentations symboliques dont il est investi.
Les sources mobilisées pourront aussi bien être écrites, orales, iconographiques (plans d’urbanisme, dessins d’architecture, gravures, photos, etc.) ou archéologiques (relevés topographiques, friches industrielles, analyse des sols, outils de travail, etc.). Au-delà de la documentation, les questions de méthodes soulevées par des objets d’études en lien avec l’espace pourront être intégrées à la communication, qu’elles se rapportent à l’échelle d’analyse ou bien à l’interdisciplinarité (avec la géographie, la sociologie, l’anthropologie, etc.), l’emprunt de leurs concepts, méthodes ou outils à d’autres disciplines, etc.
Axes
(Dé)limiter les lieux de travail et de hors-travail : des fonctions mélangées
En dehors du strict plan des représentations, on pourra revenir sur les différentes formes spatiales entremêlant le travail et le hors-travail, au prisme de l’organisation du travail. Cette démarche permettra de questionner l’historicité et la construction des catégories de vie professionnelle et vie privée sur le temps long.
Comment les caractéristiques du travail et ses formes d’organisation remettent-elles en cause ou non la délimitation entre lieux de travail et de hors-travail ? Certaines professions et activités économiques questionnent l’apparente évidence d’une spécialisation des espaces. Dans bien des cas, un même lieu peut être investi pour des activités laborieuses, mais aussi pour d’autres moments de la vie des individus, que l’on pense aux villas de l’Antiquité (Gros, 2002 ; Trément, 2010), aux cours royales et princières (Beauchamp, 2013 ; Castelluccio, 2021), aux cités-usines (Frey, 1986 ; Gueslin, 1993) ou aux maisons consulaires (Grenet, 2021).
Certaines activités productives s’enracinent dans des lieux qui s’avèrent aussi être des lieux de vie : le domicile personnel pour une partie des ouvrier∙ères (Favot, 1985 ; Lallement, 1990 ; Avrane, 2013), celui de l’employeur pour les domestiques (Heers, 1981 ; Martin-Fugier, 1985) mais aussi les couvents et monastères, les casernes industrielles et militaires ou certains commerces. Les lieux de réclusion et de travail contraint tels que les workhouses, les prisons ou les bagnes (Castan, Zysberg, 2002), ainsi que certaines institutions charitables comme les usines-couvents ou les manufactures-internats qui croisent des fonctions d’assistance, d’hébergement et de mise au travail, pourront également constituer des points d’observation intéressants.
Plus près de nous, « l’homogénéisation des espaces » (Lallement, 1990) apparaît surtout dans les différentes formes que peut prendre le télétravail (Taskin, 2006 ; Vayre, 2022). Dans chacun de ces cas, un lieu ou une unité bâtie assurent à la fois des fonctions résidentielles et productives.
Pour d’autres professions, la mobilité à l’échelle d’une région, d’un pays, du monde, contribue à brouiller la partition spatiale entre travail et hors-travail. Dans le cas des marins, des courriers, des marchands ou des soldats, on assiste à une dilatation de l’espace de travail qui connecte des lieux remplissant des fonctions multiples. Elle invite à prendre en compte des formes spécifiques d’accueil et d’habitat temporaire étroitement liées au travail, à l’instar des caravansérails, des fondouks, des garnis (Kaiser, 2014 ; Canepari, Regnard-Drouot, 2018) ou des camps militaires (voir le récent colloque « L’intendance suivra ? Le logement militaire en Occident »).
Concevoir les lieux de travail et de hors-travail
On pourra réfléchir à la manière dont les lieux de travail et de hors-travail sont projetés, conçus et aménagés par différents acteur∙ices. Il s’agira à la fois d’envisager le point de vue du patronat, des pouvoirs publics et des aménageurs (architectes, ingénieurs, urbanistes), à différentes échelles (de l’échelle micro du logement à celle de l’usine, du quartier, voire de la ville si elle s’est développée autour d’une activité productive) et selon différentes temporalités.
Les analyses d’une « urbanistique patronale » (Frey, 1995) ou de l’aménagement d’un espace productif sont par ailleurs susceptibles d’éclairer les stratégies de leurs concepteurs : fixation de la main-d’œuvre, encadrement du hors-travail, “contrôle social” (Prohin, 2021 ; Murard, Zylberman, 1976). Dans cette perspective, il pourrait être pertinent d’interroger la façon dont les règles, les normes ou les valeurs excèdent les espaces de travail pour s’imposer dans les espaces domestiques et, en retour, d’évaluer le gradient de conformation des travailleur∙euses aux attendus des aménageurs.
La question pourra donc plus largement porter sur le degré d’adéquation entre l’aménagement de l’espace et ses modalités d’appropriation par les travailleur∙euses, mais aussi sur le rôle de l’espace productif comme « matrice de relations sociales spécifiques » (Pigenet, 1990). De fait, la juxtaposition des espaces productifs et privés peut produire des effets sur l’organisation collective (associative, syndicale, politique) des travailleur∙euses (Gay, 2021) et sur leurs formes de sociabilité, leurs identités professionnelles ou leurs représentations (de l’organisation du travail, des rapports sociaux, de la vie privée, etc.).
Habiter et s’approprier les lieux de travail
Un troisième axe propose de placer au cœur de la réflexion les modalités d’usage et d’appropriation des lieux productifs par les travailleur∙euses ou ce que Jean-Pierre Frey appelle les « pratiques de l’habiter » (Frey, 1995). A la différence des exemples cités précédemment, il s’agira ici d’étudier des lieux ne mélangeant pas, a priori, des fonctions résidentielles et domestiques, du moins pas dans la manière dont ils ont été conçus. La pratique de l’espace par les travailleur∙euses contribue-t-elle à subvertir la fonction initiale d’un lieu de travail ?
D’abord : quelle place les moments de hors travail tiennent-ils dans ces lieux ? L’entreprise ou l’usine est-elle vraiment un « espace sans murs, où, sans partage, le capital exerce sur l’ouvrier une surveillance qu’il rêverait bien encore d’étendre […] jusqu’au cœur de sa vie domestique » (Verret, 1979) ? Ou bien le regard patronal épargne-t-il certains espaces, recoins laissés dans les interstices du temps productif ? On pourra évoquer les temps de pause, de divertissement ou de changement dans les vestiaires ou les loges. Comment les rythmes du travail et du hors travail s’articulent-ils aux espaces existants, par exemple quel est le poids des distances à parcourir pour rejoindre une salle de pause ou un réfectoire ? Comment et où se déroulent concrètement les moments de réunion, de sociabilités et d’intimité sur les lieux de travail ?
Comment les travailleur∙euses se réapproprient-iels des lieux exclusivement dédiés à la production et négocient-iels certains espaces ? Développent-iels des formes d’attachement spécifiques vis-à-vis des lieux de travail ? Différents modes de réappropriation individuels et collectifs peuvent être identifiés, depuis les gestes mineurs et les pratiques informelles comme la personnalisation des caisses à outils des ouvriers de Sochaux (Hatzfeld, 2002), ou encore du poste de contrôle de la salle des machines d’un navire pétrolier (Flécher, 2023), jusqu’aux moyens d’action de plus grande ampleur mis en œuvre dans le cadre de mobilisations et de grèves. À ce titre, le cas des occupations d’usine et d’autres lieux de travail, impliquant non seulement une rupture dans les temporalités mais aussi dans l’ordre spatial du labeur, avec une réorganisation logistique et une redéfinition des rôles attribués à chacun∙e dans le cadre d’une mobilisation, sera intéressant à aborder.
Enfin, la subversion de la fonction originelle de ces lieux de travail dans le cadre de politiques patrimoniales, d’opérations de réhabilitation (par exemple la transformation d’anciennes usines en logements), c’est-à-dire par d’autres acteur∙ices que les travailleur∙euses, pourra être analysée. Quelle place les travailleur∙euses et leur mémoire des lieux occupe-t-ils dans ces processus ? Sont-ils structurants dans la perception et la pratique des espaces de travail par le reste de la société ? L’enjeu sera ainsi de comprendre comment les conceptions initiales des lieux de travail sont subverties et requalifiées.
Calendrier et modalités de soumission
Les interventions dureront chacune 20mn. Les propositions de communication (titre, auteur∙ice), affiliation institutionnelles, résumé de 300 mots et biographie de 50 mots maximum) devront être envoyées au format .doc(x) ou .pdf à l’adresse doctorants.afhmt@gmail.com
au plus tard le 28 février 2025.
Les auteurs et autrices des propositions retenues seront contacté∙es dans le courant du mois de mars. La journée pourra éventuellement faire l’objet d’une publication.
La journée aura lieu le 23 mai à Paris.
Comité d'organisation et de sélection
- Loman-Pierre Charrier (Université Clermont Auvergne-CHEC)
- Pauline Rocca (Université Gustave Eiffel – ACP)
- Guillemette Prevot (Paris 1 Panthéon-Sorbonne – CHS)